Chapitres:

lundi 26 novembre 2007

XXV.- Sans fin !

Ils partirent, et Agathe rentra dans sa maison solitaire, pendant que Pâquerette retournait à Rouen. La vie recommença pour elles, avec son fardeau de chaque jour. Pour Agathe, rien n'était changé : elle travaillait, elle se souvenait, elle attendait son fils, comme pendant ses précédents voyages. Mais Pâquerette ne reprit point ses plaisirs d'autrefois, non plus que sa gaîté. On ne la revit plus dans les bals où elle brillait naguère ; elle refusa toutes les invitations, et répondit à son père et à Monique qui la pressaient de sortir et de se distraire :

« Jean est parti pour l'amour de moi, et j'irai m'amuser, danser et rire pendant que peut-être il souffre ou qu'il est en danger ! Je n'ai jamais compris les femmes de marins qui peuvent s'égayer pendant les absences de leur mari. Je reparaîtrai dans le monde au bras de Jean, et je vous assure que je prendrai ma revanche, alors ! Mais jusque-là, laissez-moi vivre entre vous deux: est-ce que ma société ne vous suffît pas ? est-ce que vous tenez beaucoup à sortir ? Non, n'est-ce pas ? vous ne le faisiez que pour moi ! Restons donc tous les trois ensemble, et parlons de lui ! »

En effet, on parlait de lui sans cesse au foyer du docteur Auribel. Pâquerette avait voulu s'abonner à tous les journaux, à toutes les revues qui s'occupaient de voyages, et surtout de l'Afrique ; et chaque soir, sur la carte aux grands espaces laissés en blanc par l'ignorance ou l'incertitude des géograplies, on cherchait la route de Jean. Où était-il ? que faisait-il ? n'était-il point malade ? avançait-il vers le but ? espérait-il pouvoir bientôt songer au retour? Pâquerette relisait ses lettres, fréquentes d'abord, quand il avait pu écrire des points où son paquebot avait fait escale ou rencontré des navires revenant en France, puis plus rares depuis son arrivée à Dakar et le départ de l'expédition. Dans sa dernière lettre, datée de la veille de son départ, Jean remerciait sa fiancée, dont il venait de recevoir pour la première fois des nouvelles : le journal détaillé de sa vie, telle qu'elle l'avait réglée, et telle qu'elle comptait la continuer jusqu'à son retour. Jean parti, il y eut un long silence; puis Pâquerette reçut une longue lettre pleine d'espoir et d'enthousiasme, confiée à une caravane qu'on avait croisée dans le Soudan. Cette caravane emportait en même temps un mémoire et des échantillons de plantes que Jean adressait à un célèbre professeur de Paris pour les présenter à l'Académie de Médecine. Le jeune homme parlait à sa fiancée d'une embuscade, de dangers auxquels ils avaient échappé; mais il se taisait sur le rôle qu'il y avait joué, et ce fut un billet de Varnelle qui apprit au docteur Auribel que la petite colonne avait dû son salut à la présence d'esprit et au courage de Jean Trémisort. Varnelle ajoutait qu'il ne manquait pas d'en aviser le ministre, et qu'il en résulterait un commencement de gloire pour son ami. Cette aventure, disait-il, et les résultats que nous avons déjà obtenus, vont bien avancer nos affaires, et en particulier celles de Jean; il sera célèbre quand nous reviendrons, et s'il fait des conférences sur les remèdes merveilleux qu'il a découverts, on montera sur les chaises pour mieux le voir. »

Pâquerette voulut aller à Saint-Roch tout exprès pour lire cette lettre à la mère Agathe, qui ne savait lire que l'écriture de Jean. Elle aussi avait reçu une lettre de son fils, qui parlait déjà de retour et la remerciait de l'avoir laissé partir. « II n'y aura plus d'ombre maintenant sur mon bonheur, mère chérie, lui disait-il, et je pourrai consacrer toute ma vie à vous rendre heureuses, ma Pâquerette et toi : vous l'aurez bien gagné. »

La mère et la fiancée eurent encore là quelques heureux jours. Le printemps était revenu, leur rapportant les doux souvenirs de tant d'années; et Agathe ne se refusait plus à raconter à Pâquerette « ce que faisait Jean quand il était petit ». Et puis elles revenaient sur la première arrivée de M. Auribel à Saint-Roch, sur celle de Monique avec Pâquerette, sur les leçons de lecture de Jean ; les récits de l'une s'enchaînaient aux récits de l'autre, c'était comme un livre dont elles tournaient à l'envi les pages, et qu'elles pouvaient ouvrir n'importe où, au hasard, sans jamais s'en lasser.

L'été se passa ainsi; il y avait plus d'un an que Jean avait quitté la France. Plus de nouvelles! ce n'était pas étonnant, la poste ne fonctionnant pas dans le centre de l'Afrique. On n'aurait pu recevoir de lettres que grâice au hasard de quelque caravane rencontrée par les voyageurs, comme c'était déjà arrivé ; mais peut-être n'était-ce pas la saison. Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter; et Pâquerette continuait à écrire à Jean le journal de toutes ses actions ; il le trouverait en revenant à Saint-Louis, et il verrait qu'elle n'avait jamais cessé de penser à lui. Il le lirait pendant la traversée, et cela lui ferait prendre le temps en patience. Elle ne lui parlait pas seulement d'elle et de sa mère, elle lui contait le bruit que ses travaux avaient déjà fait à Paris, elle lui envoyait les journaux où il en était question, elle le félicitait, et lui recommandait en plaisantant de ne pas devenir trop illustre de peur qu'il ne fût tenté de la dédaigner. Elle lisait des passages de ses lettres à la mère Agathe qui les
écoutait en souriant, et elle ajoutait quelques mots sous sa dictée. Elles s'étaient séparées à l'automne, confiantes et joyeuses ; et le dernier jour de décembre, Pâquerette, malgré la neige et le froid, entraîna son père et sa cousine à Saint-Roch, pour fêter avec Agathe le commencement de la nouvelle année, l'année où Jean allait revenir !

Cependant il ne revenait point. On n'avait de la mission Varnelle aucunes nouvelles précises, mais des bruits vagues et inquiétants commençaient à circuler. On parlait de tribus hostiles, réunies pour empêcher les voyageurs d'aller plus loin. Des nègres de l'escorte arrivèrent aux possessions françaises, racontant que les blancs avaient été faits prisonniers et emmenés dans le Sud. Leur relation n'était pas claire: avaient-ils trahi leurs maîtres, s'étaient-ils échappés pendant le combat, en étaient-ils revenus par crainte des peuplades ennemies de la leur que l'expédition devait traverser ? Nul ne le sut jamais; et les bruits alarmants prenant de jour en jour plus de consistance, le Gouverneur de Saint-Louis forma une colonne de volontaires courageux, chargés de chercher les traces de la mission Varnelle et Trémisort et de s'assurer de sa destinée.

Hélas ! combien ces contrées inhospitalières en ont-elles dévoré de ces pionniers dé la civilisation, partis pleins d'espoir et de courage, et qui ne sont jamais revenus !

L'hiver passa, puis le printemps. La dernière joie de Pâquerette et de la mère Agathe fut la lecture du Journal Officiel du 1er juin, qui annonçait que le Ministre de !a Marine venait d'envoyer au docteur Trémisort, en récompense de ses travaux, de ses découvertes et de son courage héroïque dans I'affaire de X..., la croix de la Légion d'honneur.

« II la trouvera en rentrant à Saint-Louis, se dirent elles, et il nous arrivera avec le ruban rouge à sa bouttonnière ! » Cette décoration les rassurait un peu : il leur semblait que le ministre devait avoir des nouvelles de Jean, puisqu'il lui donnait la croix. Les pauvres femmes, ignorantes des lenteurs bureaucratiques, ne savaient pas que les nouvelles du Ministre remontaient juste à la même époque que les leurs. Elles continuèrent donc à attendre et à espérer, longtemps après que toute espérance se fut évanouie. Dans les sphères officielles, on ne doutait plus depuis longtemps, et on déplorait la perte de deux jeunes gens de si grand avenir. Un des anciens chefs de Jean Trémisort, qui connaissait sa vie et son humble origine parla de sa mère qui perdait tout avec lui .. et un jour, Agathe vit arriver à son adresse une lettre volumineuse, dont l'adresse n'était point de la main de son fils. Elle la porta à la Mignonnette où Monique et Pâquerette étaient revenues depuis quelques jours. Dangrune était avec elles.

« Voyez, ma fille, ce qu'on m'apporte ! Cela vient de Paris, dit le facteur. Voyez ce que c'est, je vous en prie. Il y a peut-être des nouvelles de Jean ! »

Pâquerette ouvrit, lut, devint pâle comme une morte et se renversa sur le dossier de son fauteuil : elle était évanouie.

Pendant que Monique la secourait, Dangrune parcourut la lettre.

« Qu'y a-t-il, monsieur Dangrune? dit Agathe saisie d'effroi. Un malheur, j'en suis sûre. Lisez tout haut, je veux savoir ce que c'est! »

La lettre écrite au nom du ministre informant Mme veuve Trémisort de la disparition du docteur Jean Trémisort, médecin de 2e classe de la Marine, qui selon toutes les probabilités avait péri avec le lieutenant Varnelle et leur escorte, pendant le cours de leur mission dans le Soudan septentrional. Suivaient quelque paroles de condoléances sur la mort d'un officier en qui la France perdait un de ses plus glorieux enfants, et le brevet d'une pension de six cents francs accordée à sa mère.

Agathe demeura un instant atterrée, les yeux fixes comme changée en statue: on eût dit, tant elle était pâle, que tout son sang avait reflué vers son cœur. Tout à coup elle repoussa d'une main fiévreuse la fatale lettre, en s'écriant.

« Non ! non ! ce n'est pas vrai ! Lisez encore: ils ne disent pas qu'ils l'ont vu, ils n'ont pas retrouvé son corps ? Pourquoi disent-ils donc qu'il est mort? Pâquerette, ma fille, ne le croyez pas! n'est-ce pas qu'il ne peut pas être mort? »

Pâquerette n'était pas en état de lui répondre: elle ne revenait point de son évanouissement, et il fallut la mettre au lit, où elle ne reprit ses sens que pour être saisie par une fièvre ardente. Son père, accouru à son chevet, la disputa pendant des semaines à la mort, ou à la folie, car elle ne reconnaissait personne, et ne prononçait que des paroles sans suite. Enfin la fièvre la quitta, elle reconnut son père, Monique, la mère Agathe, et ses forces revinrent peu à peu. Elle ne parlait pas de Jean, et le docteur, anxieux, se demandait si sa mémoire n'avait point disparu dans cette crise terrible. Mais elle fit bien voir qu'elle n'avait rien oublié, lorsque pour la première fois on lui proposa d'essayer de se lever.

« Pas à présent, dit-elle : je n'ai'que des robes de couleur. Tante, achète-moi une robe noire... une robe de veuve ! »

Monique et le docteur ne purent retenir leurs larmes.

« Je suis bien fâchée de vous faire de la peine, leur dit-elle. Pardonnez-moi... j'ai le cœur brisé... Mon pauvre Jean ! nous aurions pu être si heureux ! Et sa mère ! elle doit me détester : c'est à cause de moi qu'il est parti !

— Elle est là... elle n'a guère quitté la maison depuis que tu es malade. Veux-tu la voir ? »


Pâquerette fit signe qu'elle le voulait bien, et quand Agathe s'approchade son lit, elle se jeta dans ses bras et pleura longtemps sur son cœur.

Agathe ne pleurait pas. L'idée qui lui était venue dès le premier moment, que personne ne pouvait être sûr de la mort de son fils, s'était enraciné dans son esprit et avait fini par passer à l'état de conviction. Elle essaya de faire adopter cette conviction à Pâquerette, qui ne chercha point à lui enlever ses illusions : elle aurait été trop heureuse elle-même de les partager.

Elle se remit peu à peu : on ne meurt guère de chagrin à vingt ans. Mais le deuil de son âme était bien plus profond que celui de ses vêtements ; sur la maison du docteur, où son joyeux rire d'enfant ne devait plus jamais résonner, un voile de tristesse s'était étendu pour toujours.

Agathe continua à attendre le retour de son fils, même lorsqu'elle eut reçu du Sénégal une caisse contenant des vêtements, des livres et différents objets qui avaient appartenu à Jean, dont le trépas était désormais officiel. A cet envoi, le gouverneur avait joint la croix d'honneur que le malheureux jeune homme n'avait jamais portée. Agathe la fit encadrer et mettre sous verre, pour mieux la conserver, afin qu'il retrouvât le ruban tout frais lorsqu'il voudrait l'attacher à sa boutonnière. Quant à la pension qui lui était accordée, à elle, son premier mouvement fut de la refuser : c'était le prix du sang de son fils ! Mais elle
se ravisa. Jean aurait besoin d'argent, lorqu'il reviendrait ! et elle en toucha soigneusement les quartiers, qu'elle entassa dans un tiroir de commode pour qu'il les retrouvât à son retour.

Les années ont passé. Pâquerette est maintenant ce qu'on appelle une vieille fille ; ses joues ont perdu leurs fraîches couleurs, et des fils d'argent, de plus en plus nombreux, rayent sa noire chevelure. Elle est douce et paisible, et consacre à des œuvres de charité tout le temps que lui laissent son père et tante Monique, dont elle entoure la vieillesse des plus tendres soins. Tous deux se lamentent de ce qu'elle n'a jamais voulu se marier, car elle a refusé de nouveau Charles Lantourny, qui était revenu à la charge, et nombre d'autres prétendants. Mais au fond, ils ne sont pas trop fâchés de la garder pour eux, et ils s'excusent vis-à-vis d'eux-mêmes de ce sentiment égoïste, en considérant qu'elle s'est ainsi épargné les peines qu'on a toujours en ménage.

Pâquerette ne les quitte que pour aller, deux fois par an, faire une visite de quinze jours à la mère Agathe, qu'elle appelle « maman ». Elles passent leur temps ensemble à rappeler leurs souvenirs, à parler de Jean, à relire ses lettres ; et Agathe ne manque jamais de dire : « N'est-ce pas, ma fille, que ce n'est pas sûr qu'il soit perdu ? On a vu des voyageurs qui reparaissaient après des années. Il reviendra, nous le reterrons! S'il était mort, il me semble que je le sentirais dans mon cœur ! »

Pâquerette ne cherche pas à la détromper ; et même, au contact d'une foi si robuste — l'espérance est une plante si vivace, qui a tant de peine à périr dans le cœur humain ! — elle aussi se laisse parfois aller à de doux rêves. Elle voit un voyageur, courbé, défait, rendu semblable à un vieillard par les souffrances d'une longue et dure captivité : il arrive d'un pas hésitant, par ces chemins autrefois familiers, il frappe à sa porte un coup timide... Si elle n'était plus là ! si elle l'avait oublié ? Non ! son amie paraît à ses yeux, changée elle aussi, mais comme leurs deux cœurs se sont vite reconnus! et comme une minute de félicité leur fait oublier des années de douleur !

Dieu veuille faire une réalité de votre rêve, pauvres cœurs fidèles, réunis dans un même culte pour l'absent, vivant ou mort ! Ici ou là-haut, qu'importe ? Peut-être, pendant que vous l'attendez en vain dans ces vertes campagnes où s'est éveillée son âme ardente et passionnée, vous attend-il, lui, sur cette terre où tout doit refleurir, et où une vie nouvelle réunira ceux qui se sont aimés ici-bas ? Gardez votre espérance : elle ne sera point trompée. Le monde a haussé les épaules en disant: « Qu'allait-il faire là-bas ? ne pouvait-il rester tranquille et se contenter de son lot ? Son ambition lui a porté malheur ! » Vous, vous avez cru en lui, et vous n'avez pas eu un blâme pour ce dernier départ dont il n'est pas revenu : vous seules avez compris l'ambition de Jean Trémisort.


Fin.

Mme J. COLOMB.