Chapitres:

mardi 9 octobre 2007

I.- Arrivée d'un étranger dans le village de Saint-Roch. — Où l'on fait connaissance avec la mère Agathe et son fils Jean.

La voiture, patache, omnibus ou diligence, s'arrêta au milieu de la route poudreuse, derrière le chevet de la vieille petite église qui domine le joli village de Saint-Roch.

« C'est ici, Monsieur ! » dit un des voyageurs perchés sur l'impériale à un homme de trente-cinq à quarante ans, assis à côté de lui, qui paraissait regarder le paysage avec beaucoup d'intérêt.

Celui-ci, soulevant son chapeau, dit d'un ton courtois : « Je vous remercie, Monsieur », et descendit des hauteurs où il venait de passer une heure fort agréable. On était à la fin d'avril, et la campagne normande étalait aux regards toute sa riante beauté. Le long des talus d'un vert éblouissant s'épanouissaient violettes et primevères, stellaires et pervenches ; les cerisiers, les poiriers et les pommiers se dressaient dans les cours des fermes, pareils à d'immenses bouquets blancs et roses. On respirait autour d'eux comme une vague comme une vague odeur de pomme, promesse du cidre à venir. Les feuilles nouvelles des chênes achevaient de chasser les anciennes, qui tombaient rousses et sèches à leurs pieds où elles formaient une litière épaisse, qu'écartait ça et là quelque touffe d'herbe avide de la lumière du jour. Les bouleaux balançaient en l'air leur léger panache, et la blancheur de leur tronc menu se détachait sur le feuillage sombre des sapins. Les houblons et les clématites escaladaient les haies d'aubépine fleurie et grimpaient au tronc des hêtres et des frênes, et pour arriver à Saint-Roch la voiture avait dû plus d'une fois passer sous le berceau de verdure que formaient les cîmes des grands arbres inclinés.

Comme fond de tableau, le ciel bleu, et par échappées, la mer, immense solitude, à peine animée par les voiles de quelque barque de pêche ou la fumée d'un paquebot filant à l'horizon.

Le voyageur s'arrêta et regarda le village. Un pauvre village de pêcheurs, échelonné depuis la route jusqu'à la grève, sans maisons opulentes, sans villas luxueuses, mais formé de maisonnettes si propres, si bien groupées au pied de sa vieille église, avec des toits de tuiles si brillants sous le soleil d'avril, que la joie, à défaut de la richesse, semblait devoir y faire sa demeure.

« Ce sera très bien ! » se dit le voyageur en lui-même. « Mais où la trouverai-je ? il n'y a pas seulement ici un bureau de poste où je puisse me renseigner... Bah ! tout le monde se connaît dans ces petits pays : je m'informerai au premier passant venu. »

Et, pour rencontrer des passants, il s'engagea dans une rue en pente, qui descendait devant lui, raide et mal pavée, dans la direction de la mer. La rue était déserte : à cette heure chacun travaillait, les hommes à la mer, les femmes sur la plage ou aux champs. Quelques rares mains curieuses soulevaient au passage de l'étranger un coin de rideau à carreaux blancs et rouges qu'elles laissaient retomber ensuite ; mais aucune fenêtre ne s'ouvrait.

Un bruit de rires et de cris joyeux se faisait entendre à quelque distance: voix et rires d'enfants, qui mirent un rayon de gaîté dans les yeux du voyageur. Il pressa le pas, et guidé par le bruit, il arriva bientôt sur une petite place irrégulière, qui possédait une fontaine, un boulanger et une boutique d'épiceries ou l'on vendait aussi de la mercerie, des étoffes grossières, de la poterie et des chaussures. Le marché avait du s'y tenir le matin, comme en témoignaient des débris de légumes, trognons de choux, feuillages de carottes, abandonnés ça et là. Pour le moment, la place était livrée aux jeux d'une douzaine de marmots blonds comme du lin, rosés sous une couche de hâle, avec des yeux bleus étonnés et des dents blanches capables de dévorer un pain de six livres. L'un d'eux s'était campé à cheval sur la borne de la fontaine, dont il dirigeait le jet sur ses camarades. Il fallait les voir fuir, se rapprocher pour le narguer, se secouer avec des cris de mouettes quand le jet d'eau les avait atteints, et rire, et se fâcher, et le menacer ! L'épicière du coin, apercevant tout à coup son rejeton parmi les plus trempés de la bande, sortit en colère (une douce colère de Normande) et vint le prendre par le fond de sa culotte pour le ramener au logis entre deux taloches. Le voyageur s'approcha d'elle.

« Madame, lui dit-il, pourriez-vous m'indiquer la maison de Mme Trémisort ?

— Trémisort, Monsieur ?
dit la Normande en levant vers lui ses yeux clairs. Il y a beaucoup de Trémisort dans le pays : il y a Éloi Trémisort, le pêcheur, qui est marié ; il y a son cousin Jules, le maréchal ferrant, qui est marié aussi.....

— C'est une veuve que je cherche.

— Ah ! alors il n'y en a qu'une..... Jean ! Jean Trémisort ! viens ici, mauvais gars ! Voila, un monsieur qui demande ta mère. »


Les jeux bruyants s'arrêtèrent soudain et tous les enfants se tournèrent vers l'étranger pour voir ce qui allait se passer. Les petits paysans sont farouches, s'ils sont curieux ; chacun de ceux-ci se félicitait de n'être pas appelé à entrer en relations avec le monsieur de la ville. Mais le gamin perché sur la fontaine était de ceux qui n'ont peur de rien. Au nom de Jean Trémisort, crié par l'épiciére, il se redressa, secoua sa tête chargée de boucles incultes qui lui tombaient jusque sur les yeux, et à travers lesquelles il regarda le nouveau venu avec assurance ; puis il sauta à bas de la fontaine et vint voir de près ce qu'on lui voulait.

« Voilà le gars à la mère Agathe, Monsieur, dit l'épicière ; il vous conduira chez sa mère. Tu entends, petit ? »

L'enfant fit un mouvement d'épaules et eut un sourire malin, qui voulait dire. « Bien sûr ! est-ce que je suis sourd ? » et il se mit en marche, tournant à demi la tête pour voir si l'étranger le suivait.

L'étranger l'admirait ; quelle vie, quelle force, quelle santé dans cette allure leste et souple, dans ces membres robustes et bien découplés, dans ce teint que colorait un sang riche et chaud ! Il soupira en songeant à son enfant à lui, à sa pauvre petite fille si délicate, si pâle, si frêle, avec ses mouvements lents et sa grâce maladive. « L'air est bien pur ici, pensa-t-il : espérons ! »

Jean s'arrêta à l'entrée d'une ruelle au fond de laquelle on entrevoyait un espace large et clair, et se détachant sur le ciel bleu, un jeune frêne, tout mince, qui s'était hâté de pousser pour dépasser les maisons et jouir de sa part d'air et de lumière.

« C'est là, » dit-il en montrant du doigt le bout de la ruelle. Et il prit sa course pour arriver le premier. Le voyageur l'entendit crier : « Maman ! un monsieur qui vient te voir ! »

Sa mère regarda avec un air de curiosité étonnée. Elle ne connaissait point celui qui venait la voir, comme disait Jean ; mais comme c'était une femme polie, qui avait vécu chez des bourgeois, elle se leva et fit deux pas vers lui.

La veuve Trémisort, qu'on appelait mère Agathe dans le pays, était une femme de trente-huit ans, vieillie par les durs travaux de la campagne. Elle était grande et se tenait droite ; en dépit de ses pauvres vêtements, elle avait dans sa taille, dans son maintien et dans sa physionomie un certain air de noblesse. Les gens de Saint-Roch la trouvaient fière ; elle était pourtant toujours prête à rendre service à quiconque avait besoin d'elle; mais elle ne se familiarisait pas volontiers et n'aimait pas à perdre son temps en bavardages. Le voyageur la regarda, debout, tenant encore à la main le filet de pêche auquel elle travaillait et qui pendait à un clou planté dans le mur de sa maison. Elle lui parut d'une propreté presque monastique dans sa vieille robe noire, avec son bonnet de coton bien blanc, serré sur son front par un bandeau de crêpe noir sans aucun souci de coquetterie, et il souhaita plus que jamais de réussir dans son entreprise.

« Madame veuve Trémisort... Agathe Lejeune ! » dit-il en la saluant.

Le visage de la veuve s'éclaira d'un sourire où rayonnaient tous les souvenirs que lui rappelait ce nom, son nom de jeune fille.

« Oui, Monsieur ! dit-elle. Que puis-je faire pour votre service ? Donnez-vous donc la peine d'entrer. »

Elle l'introduisit dans une pièce meublée de vieilles armoires et de vieux bahuts reluisants à force d'être frottés, et le fit asseoir sur un fauteuil de paille, le seul qui fût dans la chambre. Une grande cheminée faisait face à la fenêtre ; un coucou dressait sa gaine peinte et dorée comme le cercueil d'une momie égyptienne entre un vaisselier garni d'assiettes à fleurs et un râtelier où pendaient des ustensiles de cuivre et de fer battu brillants comme or ou argent.

« Je viens de la part de Mme de Cessol, dit l'étranger. Vous ne l'avez pas oubliée ?

— Ma petite Jeanne ! Elle se porte bien, la chérie? »
s'écria la veuve. Et baissant le ton tout à coup, elle reprit : « Pardon, Monsieur, c'est que je l'ai tant aimée ! J'ai été sa bonne, voyez-vous, quand elle était toute petite, et elle était si gentille, si aimable, si caressante ! Et vous venez de sa part ! Je suis à votre service, Monsieur ; trop heureuse de faire quelque chose pour elle. »

L'étranger souriait.

« Je pensais bien, à la façon dont elle m'a parlé de vous, que vous deviez lui rendre son amitié. Voici ce qui m'amène. Je demeure à Rouen, où je suis médecin ; j'ai une fille unique, une enfant de cinq ans, très délicate, que je voudrais faire vivre tout l'été à la campagne, au bord de la mer, pour la fortifier. Madame de Cessol, à qui je parlais de cela, m'a dit qu'elle serait très bien à Saint-Roch. Mais je ne peux pas la loger à l'auberge, avec la parente qui remplace la mère qu'elle n'a plus ; il faudrait qu'une famille de braves gens voulût bien les prendre en pension. Madame de Cessol m'a adressé à vous. Auriez-vous une chambre à leur donner, et pourriez vous les nourrir ? Ma cousine n'est pas difficile, et pour la petite...

— Oh ! Monsieur, je sais ce qu'il faut aux petits enfants ; si la petite demoiselle n'a pas d'appétit je lui ferai des plats doux qui lui en donneront, allez ! Et puis l'air est vif ici, il lui fera du bien tout de suite. Je suis toute à votre disposition, Monsieur : vous venez de la part de ma petite Jeanne ! Voulez-vous voir la chambre ? Elle n'est pas belle pour des bourgeois ; mais si la dame veut bien s'en contenter..... C'était une belle chambre pour des gens comme nous..... je n'ai plus voulu l'habiter depuis que mon pauvre homme est mort. Mais je serai contente de la donner à votre petite.

— Voyons la chambre ! »
dit le docteur.

Agathe monta un escalier de bois qui partait de la salle basse elle-même, comme il arrive dans les anciennes maisons normandes, et le docteur monta derrière elle. Jean suivit parce qu'il aimait à tout savoir.

Agathe s'arrêta sur le palier.

« C'est ici, Monsieur, la porte à droite. A gauche, c'est ma chambre, avec un petit cabinet où est le lit de Jean. Les deux côtés de la maison sont pareils ; la chambre de vos dames a aussi un cabinet, où elles pourront pendre leurs robes, mettre leurs malles et leurs chaussures ; et s'il leur manque quelque chose, elles n'auront qu'à le dire. Je ferai de mon mieux pour qu'elles se trouvent bien chez moi. »

Elle ouvrit la porte. La chambre était grande et claire, et il y avait à la fenêtre de petits rideaux de mousseline blanche. Le lit, un grand lit à colonnes surmonté d'un baldaquin carré, était garni de l'inévitable cotonnade à carreaux rouges et blancs. Il y avait une petite glace sur la cheminée, et sur les murs peints à la chaux se détachaient quatre tableaux achetés à quelque foire, représentant, avec de belles couleurs bien fraîches, saint Jean vêtu d'une peau d'agneau, saint Germain en habit d'évêque, sainte Agathe avec sa palme de martyre, et Notre-Dame de Grâce, assise sur des nuages noirs qu'elle écartait de la main pour calmer la tempête et venir en aide à une barque en perdition dans le bas du cadre. En face de la cheminée, une armoire de vieux chêne à ferrures de cuivre ; près du lit, une commode ancienne où s'étalaient autour d'une cuvette et d'un pot à eau en faïence à fleurs toutes sortes de menues curiosités exotiques qui prouvaient qu'on était dans la maison d'un marin. Sur une table à pieds tournés, un morceau d'étoffe chinoise servait de tapis, et on avait semé sur le plancher du sable fin bien sec. Agathe expliqua au docteur que c'était pour boire l'humidité, quand on y marchait avec des chaussures mouillées; mais elle allait balayer cela avec soin pour la petite demoiselle, et..... elle regrettait bien de n'avoir pas de tapis à y mettre... si Monsieur pouvait en envoyer un ? Quant à un petit lit, elle avait l'ancien de Jean, dont elle remettrait la literie à neuf, et c'était de bonne literie, tout laine et plume. Et puis elle ôterait de là cette cuvette et ce pot à eau ; elle savait bien que les dames mettent ces choses-là dans leur cabinet de toilette ; elle les rangerait sur une petite table, dans le cabinet à côté, où il y aurait aussi des porte-manteaux pour pendre les vêtements...

Elle parlait avec animation, et Jean la regardait bouche béante, se demandant en lui-même pourquoi elle sortait ainsi de ses habitudes. Elle lui avait pourtant parlé bien des fois de la petite Jeanne ; mais il comprenait seulement maintenant combien elle l'avait aimée, et il en était presque jaloux. C'est pourquoi, s'approchant tout à coup de sa mère, il l'entoura de ses bras où il la serra, se hissant sur la pointe des pieds pour mettre son front à la hauteur de ses lèvres. Agathe inclina la tête pour l'embrasser plus à son aise, et caressa doucement son épaisse chevelure, qu'elle releva par un geste de coquetterie maternelle, afin de découvrir son front blanc et harmonieusement modelé.

« Un bon garçon, dit le docteur qui lui sourit ; on voit qu'il aime bien sa mère.

— Oui,
dit-elle ; il peut m'aimer double, il n'a plus de père.

— Et ma fille n'a plus de mère, »
répondit le docteur dont le sourire s'effaça. Il reprit après un silence.

« C'est convenu, madame Trémisort ; je vous enverrai ma petite fille, avec ma cousine, Mlle Monique Ollivier. Vous lui direz votre prix, pour votre peine et le temps qu'elles vous feront perdre...

— Oh ! Monsieur ; nous n'aurons pas de difficultés là-dessus...

— Non, sans doute, et c'est encore moi qui vous devrai de la reconnaissance. Ce sera pour la semaine prochaine: vous serez prévenue du jour. Adieu maintenant ; je vais faire un tour dans le village, et j'irai ensuite attendre la voiture sur la route. A revoir, mon ami Jean ! »

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