Chapitres:

mercredi 17 octobre 2007

V.- Où la mère Agathe resta seule. — Conversation avec Pelote. — Nouvelles de Jean. — Page et châtelaine. — Où l'élève dépasse son maître.

Les pommiers étaient en fleur lorsque Pâquerette était arrivée à Saint-Roch ; et lorsque le docteur la rappela ; on ne voyait dans la campagne que paysans occupés à gauler leurs pommes. Le dernier acte de Jean Trémisort fut d'aider sa mère à la cueillette des siennes : le lendemain il partait, non sans avoir pleuré en lui disant adieu ; moins triste qu'elle pourtant, qui restait seule dans sa maison pleine de souvenirs. Elle y avait été si heureuse entre son mari et son enfant ! Le mari était mort, l'enfant était parti : pauvre femme, pauvre mère ! Quand elle eut vu disparaître la voiture qui emportait Jean, qu'elle n'entendit plus le tintement de ses grelots et que le nuage de poussière soulevé par ses roues se fut dissipé, elle s'en retourna lentement, marchant d'un pas raide comme un automate jusqu'à sa maison muette. Devant sa porte, elle s'arrêta, n'osant pas entrer...... il le fallait bien, pourtant! Elle avait de l'ouvrage ; la maison avait besoin d'être remise en ordre... Elle entra : les tasses du déjeuner étaient encore là, sur la table, et les chaises de travers, comme si on venait de les déranger en se levant ; Jean avait laissé sur la pierre du foyer l'écuelle où il avait mangé sa soupe, et le chat la léchait consciencieusement sans s'occuper du départ de son maître. Quand il eut fini, il vint vers Agathe en dressant la queue, avec un miaou interrogatif.

« II est parti, mon pauvre Pelote ! » murmura-t-elle, comme si le chat lui eût demandé compte de Jean ; et elle fondit en larmes. Pelote n'avait probablement songé qu'à lui faire remarquer qu'il n'y avait plus rien dans l'écuelle ; mais, comme elle s'était laissée tomber assise à la place où était Jean tout à l'heure, il sauta sur ses genoux et se mit à se frotter contre elle en ronronnant. Quand on a beaucoup de chagrin, la moindre marque de sympathie vous fait du bien, vint-elle d'un chat Agathe trouva quelque douceur à caresser la tête de Pelote et à pleurer sur sa fourrure noire tachetée de jaune. Et elle lui répétait, parce qu'elle avait besoin de s'adresser à un être vivant, même incapable de lui répondre : « C'est pour son bien, mon pauvre chat ! c'est pour qu'il ne soit pas marin, pour que la mer ne me le prenne pas comme son père ! c'est pour qu'il devienne savant, pour qu'il ait un bon métier, pour qu'il soit heureux ! Il reviendra nous voir, mon bon Pelote ; et nous allons tâcher de gagner de l'argent, pour qu'il ait de quoi s'établir et devenir patron, quand il saura son métier. »

Elle se leva, s'essuya les yeux et se mit courageusement au travail. Elle rétablit la « chambre de Germain » telle qu'elle était avant l'arrivée de Pâquerette ; elle nettoya et raccommoda tous les vêtements de Jean, pour qu'il pût les mettre quand il viendrait, afin de ne pas user ses beaux habits de la ville. Le docteur s'était chargé de l'habiller comme il convenait à sa condition, et dans la pensée d'Agathe, ces nouveaux vêtements seraient nécessairement de beaux habits.

Quand il viendrait ! Cette future visite de Jean, qui était à peine parti, occupait déjà l'âme tout entière d'Agathe. Le présent ne comptait pas ; elle travaillait, parce qu'il fallait travailler, elle vivait parce qu'il fallait vivre, mais sa vie et son travail ne l'intéressaient guère. Pendant que ses mains agissaient, ce jour-là, le lendemain, tous les jours qui suivirent, son rêve allait en avant, et la transportait au jour bienheureux où Jean viendrait la voir. Elle serait prévenue : son bonheur commencerait dès ce moment-là ; et des tableaux enchantés se déroulaient devant elle. Les délices de l'attente, croissant à mesure que l'heure marchait et lui faisant battre le cœur jusqu'à ce qu'il semblât près de se briser ; l'arrivée ; la vue de son fils, le son de sa voix, son premier baiser ; ce qu'elle lui dirait, ce qu'ils feraient ensemble..... et là son imagination se donnait carrière et inventait chaque jour de nouveaux détails. Ce cher rêve était sa seule compagnie ; elle n'avait jamais recherché la société des commères qu'on voit le soir sur les portes, laissant reposer leur tricot pour bavarder plus à l'aise sur le compte de leur prochain, mais à présent elle les fuyait, et ne se joignait plus jamais à elles ; elle préférait penser au retour de Jean. Cela ne lui faisait pas d'amies dans le village ; on disait en lui jetant des regards de côté : « Cette mère Agathe est-elle fière ! elle est plus flère que jamais, depuis que son garçon est allé demeurer à la ville ».

Le facteur rural, qui n'avait pas souvent de lettres à distribuer à Saint-Roch, en apporta tous les mois une à l'adresse de Mme veuve Trémisort. C'était Mlle Ollivier qui donnait à Agathe des nouvelles de son fils. Tenir entre ses mains ce papier qui venait de la maison où vivait Jean, c'était déjà du bonheur pour la mère Agathe. Mais que contenait-elle, cette lettre ? l'enfant n'était-il point malade ? n'aurait-il point mécontenté ses maîtres ? ne lui était-il rien arrivé de fâcheux ? Dans une lettre, il peut y avoir tout aussi bien du malheur que du bonheur ; et la mère Agathe enviait les gens qui peuvent s'en instruire tout de suite. Elle, qui ne savait pas lire, il fallait que monsieur le curé voulût bien la faire profiter de sa science, et lui apprendre ce que la lettre disait de son garçon. Certes, il comprenait son impatience et se dérangeait même de son café, qu'il aimait pourtant à prendre en paix sous sa tonnelle, pour lui donner plus vite les nouvelles qu'elle attendait. Mais elle n'osait pas l'importuner et venir avant l'heure où elle le savait libre ; parfois aussi elle ne le trouvait pas chez lui, il avait été appelé au loin pour un malade, et la pauvre Agathe restait des heures à tourner et retourner cette lettre qui lui brûlait les doigts, et qui dans ces cas-là lui semblait une messagère de malheur. Oh ! pour quiconque vit loin de ceux qu'il aime, quelle triste chose de ne savoir pas lire !

Pendant que le curé lisait, elle restait immobile, l'écoutant avec une attention ardente, pour comprendre et pour retenir ces mots qui passaient et dont tout à l'heure il ne resterait plus rien. Les retenir ! ce serait sa joie, de se les redire en travaillant; mais c'était bien difficile de n'en rien oublier. Le bon prêtre voyait son inquiétude, souriait. « Avez-vous bien compris tout, mère Agathe ? voulez-vous que je recommence ? — Oh ! oui, s'il vous plaît, monsieur le curé ! » II recommençait, lentement ; et cette fois, quand il avait fini, Agathe pouvait s'en aller satisfaite : elle savait la lettre par cœur, et elle la serrait dans un tiroir avec ses économies : elle mettait tous ses trésors ensemble. Peut-être, un jour, rencontrerait-elle quelque personne charitable qui voudrait bien les lui relire : elle n'aurait pas osé le demander au curé, c'était bien assez de l'en importuner une fois ; mais il y a dans le monde beaucoup de gens qui savent lire, et un bon hasard pouvait rapprocher un de ceux-là de la mère Agathe.

Ces lettres, comme on peut croire, ce n'était pas Jean qui les écrivait ; son instruction n'allait pas si vite. Il était parti de Saint-Roch, sachant lire couramment, beaucoup mieux que Pâquerette, et copiant très convenablement un modèle d'écriture ; mais de là à écrire une lettre, il y a loin, et c'était Mlle Monique Ollivier qui tenait la mère au courant de l'existence du fils. Jean était un bon garçon, on n'avait pas un seul reproche à lui faire ; il s'était tout de suite fait prendre en gré par la vieille cuisinière Catherine, qui n'avait jamais voulu d'aide jusqu'à présent, ne trouvant bien fait que ce qu'elle faisait elle-même. Jean lui sciait son bois, juste à la longueur qu'elle aimait, il lui portait de l'eau sans en répandre et du charbon sans en laisser tomber une parcelle ; il devinait ses désirs et ne lui laissait pas le temps de demander ; il était sans pareil pour faire les commissions sans rester en route; enfin, Catherine répétait sans cesse que monsieur avait eu une fameuse idée de prendre ce petit-là.

Le jardinier chantait aussi les louanges de Jean. Jamais il n'avait vu un enfant de la campagne s'y connaître en plantes comme celui-là ; c'était dans sa nature, et il était sûrement né pour être jardinier. Avec cela, adroit de ses mains, et vif! et une mémoire! il n'y avait pas besoin de lui montrer deux fois une chose. A la classe du soir, où il allait tous les jours, l'instituteur était très content de lui, et assurait qu'il ne lui faudrait pas plus de deux ans pour obtenir son certificat d'études, qui l'aiderait beaucoup à se placer comme ouvrier jardinier. Il se portait bien, et il faisait dire à sa mère qu'il pensait sans cesse à elle et travaillait de tout son cour pour lui faire plaisir maintenant et lui gagner sa vie par la suite, le plus tôt possible.

C'était là le refrain des lettres de Mlle Monique, refrain dicté par Jean, sinon dans la forme, du moins quant au fond. L'enfant disait vrai ; c'était surtout à sa mère qu'il pensait, c'était pour elle qu'il travaillait. Parfois, en songeant qu'il était loin d'elle et qu'il se passerait de longs mois avant qu'il la revît, il sentait des larmes lui monter aux yeux ; alors le séjour de cette ville aux hautes maisons lui semblait étouffant, et il était saisi par la nostalgie de la mer et du village natal..... Et pourtant, si on lui avait offert, aux moments où son cœur était le plus serré par le regret de le transporter à Saint-Roch, il aurait refusé : il eût fallu quitter Pâquerette.

Les enfants ont naturellement l'amour du beau, comme ils ont l'horreur de ce qui est laid. Ils ne sont pas connaisseurs, et il arrive à leur goût de se tromper ; mais il faut les juger sur leurs intentions. Dites-leur un conte, il faudra toujours que la princesse ou la fée soit « belle comme le jour », tandis que le méchant enchanteur ou le tyran féroce sera aussi laid de corps que de visage. Les poètes ont laissé à Satan foudroyé un reste de sa beauté première: des enfants ne l'auraient pas fait. Pour eux, Satan est hideux ; les esprits du ciel seuls sont beaux, et ils se plaisent à les rêver brillants comme la lumière, avec leurs robes blanches, leurs grandes ailes et leur chevelure d'or. Au petit Jean, élevé au village, qui n'avait jamais vu que de petites paysannes rougeaudes, mal peignées et peu débarbouillées, Pâquerette était apparue comme une créature céleste, avec ses grands yeux bleus, et sa figure blanche et délicate, encadrée dans les boucles épaisses de ses cheveux noirs, et il était demeuré comme en extase devant elle. Cette première impression avait subsisté, même quand Pâquerette n'avait plus été pour lui qu'une camarade de jeu. Il avait continué à l'admirer ; elle était devenue fraîche et rose, et il l'avait trouvée encore plus jolie. Tout ce qu'elle faisait était charmant, tout ce qu'elle désirait devait être accompli sur l'heure ; sur un signe de Pâquerette, Jean se serait cru capable de passer par le trou d'une aiguille. Il l'aurait suivie au bout du monde, comme à Rouen ; et tout en désirant revoir sa mère et être réuni à elle, il entendait que ce fût dans le lieu où vivait Pâquerette.

La petite fille ne se rendait pas compte de cette idolâtrie de chien fidèle. Elle avait l'habitude d'être aimée, et tout ce qui l'entourait cherchait à lui complaire : Jean n'était qu'un adorateur de plus, et dans sa coquetterie enfantine, il ne lui était pas désagréable qu'il tournât un peu à l'esclave. Elle sentait que Jean lui appartenait, et elle trouvait que c'était justice : n'était-ce pas elle qui avait eu l'idée de l'emmener à Rouen ? Aussi elle l'aimait comme on aime sa propriété, et elle était fière des éloges qu'on lui donnait. Lui, s'il s'appliquait à les mériter, c'était surtout pour s'entendre dire par cette douce petite voix. « Oh ! le brave Jean ! quelle belle page d'écriture il a rapportée de l'école ! » ou bien : « Quel joli bouquet ! je suis sûre que c'est Jean qui a bien soigné les fleurs pour les faire pousser ! »

Pendant que la mère Agathe, seule dans sa maisonnette de Saint-Roch, échafaudait dans l'avenir des rêves de bonheur. Jean, chez le docteur, se trouvait parfaitement heureux. Il s'était fait peu à peu à l'existence de la ville ; sa santé s'était conservée florissante, la vie très active qu'il menait l'ayant préservé de l'anémie, menaçante pour les campagnards qui deviennent citadins.

Greffard, le jardinier, un beau parleur qui n'aimait pas beaucoup à se fatiguer, employait volontiers les jeunes forces de Jean à toutes les besognes qu'il ne trouvait pas de son goût. L'enfant ne regimbait pas ; il mettait de l'amour-propre à bien faire son ouvrage. Le travail de la terre lui plaisait ; il avait toujours aimé les fleurs, et avec Pâquerette il avait appris à les aimer encore davantage. Il étonnait souvent Greffard en trouvant de la ressemblance entre une fleur des champs et une de celles que le jardinier nourrissait de terreau et étayait de tuteurs avec des soins paternels. « C'est qu'elles sont de la même famille ! » disait-il en se rengorgeant ; et il débitait un certain nombre de noms latins destinés à pénétrer Jean d'admiration pour sa science.

Jean ne les retenait pas, par bonheur pour lui, car Greffard s'entendait mieux en jardinage qu'en latin. Mais il retint très bien les noms vulgaires, et le docteur, qui venait souvent à son jardin et questionnait le petit garçon sur ses travaux, voyant qu'il prenait goût au métier, lui fit cadeau d'un traité élémentaire de botanique, avec des planches coloriées. Jean le dévora et le sut bientôt par cœur : il pouvait désormais en remontrer à Greffard. Celui-ci n'était pas d'un caractère jaloux ; il admira de bonne foi ce gamin qui en avait appris en six mois plus que lui dans toute sa vie, et il ne manqua de signaler Jean au docteur comme un être extraordinaire.

L'opinion de Greffard ne pouvait pas avoir grande valeur pour le docteur Auribel. Pourtant, il en fit part le soir même à sa cousine, dans le salon où ils s'étaient rendus après dîner pour prendre le café !

« Cela ne m'étonne pas, répondit Mlle Monique ; c'est un enfant très intelligent et très curieux, je l'ai bien vu à Saint-Roch lorsque je lui ai appris à lire. Il a appris très vite ; et non seulement il lisait les mots, mais il voulait les comprendre, et il fallait les lui expliquer. Il me faisait des questions sur tout, dans nos promenades, et des questions qui n'étaient jamais sottes. Je me suis dit quelquefois que c'était grand dommage, qu'un enfant aussi bien doué ne fût pas né dans une famille qui pût lui faire faire des études... »

En ce moment, Jean entra portant les tasses à café sur un plateau. Pâquerette courut à lui.

« Dis donc, Jean, c'est-il vrai que tu sais mieux le jardinage que Greffard ! c'est lui qui l'a dit à papa. »

Jean devint pourpre et faillit laisser tomber son plateau. Le docteur sourit.

« Ce n'est pas tout à fait cela, dit-il ; mais il paraît que tu t'es bien servi du livre que je t'ai donné. Cela t'amuse donc, la botanique ?

— Oh ! oui, Monsieur, beaucoup ! Et puis, j'ai reconnu dans le livre une quantité de plantes de chez nous, ça m'a fait un plaisir ! Quand je retournerai là-bas et que je les reverrai, je saurai au moins à quoi elles servent, et leur vrai nom.

— En latin ? »


Jean soupira.

« Oh ! le latin !... c'est bien difficile !

— Comment, difficile ? tu as donc essayé de l'apprendre tout seul ? »


Jean rougit de nouveau, se troubla, balbutia. Il finit par avouer qu'il avait essayé d'apprendre le latin dans le Paroissien que Mlle Monique lui avait donné depuis qu'il savait lire. Le latin s'y trouvait en regard de la traduction française ; en comparant les deux, Jean était arrivé à comprendre un assez grand nombre de mots ; mais une chose le gênait, qu'il ne pouvait pas s'expliquer, c'est que le même mot ne finissait pas toujours de la même façon, et se terminait tantôt en us, tantôt en o ou en um. Le docteur riait de plus belle.

« attends-moi là, » lui dit-il.

Il sortit et revint au bout d'un moment, tenant un vieux petit livre.

« Tiens, mon garçon, voilà une grammaire latine. Tu sais ce que c'est que la grammaire ?

— Oh ! oui, Monsieur, on nous l'apprend à l'école du soir. La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement...

— Celle-ci ne t'en apprendra pas si long ; mais tu y trouvera toujours l'explication de ce qui te gêne. Va, mon garçon, tu es un laborieux petit homme. »


Jean sortit, emportant son livre comme un trésor.

« Quelle idée, mon cousin, dit Monique, de donner une grammaire latine à Jean ?

— Je suis curieux de savoir ce qu'il en fera,
répondit le docteur. Il ne faut pas mettre la lumière sous le boisseau : qui sait si dans cet enfant il n'y a pas une lumière ?

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