Chapitres:

lundi 29 octobre 2007

XI.- Réflexions d'une jeune fille. — Propos de table. — Fête du genre panaché.

Pâquerette s'était esquivée sous prétexte d'aller chercher Mlle Ollivier. La vérité, c'est qu'elle ne savait plus où elle en était et qu'elle éprouvait le besoin de cinq minutes de solitude : cela arrive à tout âge. Tout en s'en allant, très lentement, en quête de sa vieille cousine, elle cherchait à se rendre compte de son étonnement. Comment, c'était Jean, ce grand jeune homme à qui l'uniforme allait si bien, qui s'exprimait avec tant de facilité, qui avait des manières si aisées, si simples, et si distinguées en même temps. Le Jean de ses souvenirs, c'était surtout le gamin aux cheveux frisés qui courait pieds nus sur les grèves, et l'aide de Greffard au jardin et de Catherine à la maison. Dans ce temps-là, elle ne se faisait que peu d'idée des distinctions sociales, et elle avait trouvé tout simple de danser avec lui au milieu des fils de famille à qui il venait de servir des verres de sirop sur un plateau. A présent, en y songeant, elle s'étonnait d'avoir eu cette audace, et elle comprenait les airs indignés des mamans et leurs propos dédaigneux pour le petit domestique. Et tout à coup, une grande terreur la prit: Jean revenait juste à l'anniversaire de sa naissance, et on allait danser..... Si quelqu'un l'insultait ? Si les jeunes filles refusaient de danser avec lui ?... Mais non, ce n'était pas possible : il n'était plus le même, et parmi les invités, il était le seul qui eût un uniforme : elles seraient trop heureuses de l'accepter, d'autant plus qu'il était certainement beaucoup mieux que tous les autres... Ici il lui vint une nouvelle crainte, celle de n'être pas invitée par lui, ou de ne l'être que par politesse, en qualité de maîtresse de maison..... Tout cela était bien enfantin : mais Pâquerette était encore si près de l'enfance !

Elle ne trouva nulle part Mlle Ollivier, et finit par entendre sa voix dans la salle des pauvres : Catherine l'avait prévenue. Cela contraria Pâquerette : elle avait compté y rentrer en compagnie de sa cousine, et il lui fallait maintenant reparaître seule... Elle n'était pourtant pas timide ordinairement, les enfants habitués à trouver de la bienveillance partout ne le sont guère ; mais les nouvelles manières de Jean avec elle la troublaient fort, et elle se demandait comment elle ferait pour lui parler.

« Allons, se dit-elle enfin, je ne suis plus une petite fille... et puis j'ai encore des fleurs à arranger. »

Elle entra. Mlle Ollivier, assise près du jeune homme, causait maternellement avec lui, et Jean lui répondait d'un ton où l'on sentait de la déférence, de l'affection, du respect, et en même temps l'assurance modeste d'un homme qui a conscience de sa valeur. Du moins Pâquerette y vit tout cela. Elle se remit à remplir ses jardinières, en silence d'abord ; bientôt elle glissa dans la conversation un mot, puis une phrase, et quand la cloche annonça le déjeuner, elle babillait gaiment et se faisait aider par Jean, qui lui présentait les tiges fleuries et coupait les queues trop longues avec le sécateur.

« Cela me connaît, dit-il en riant : c'est mon ancien métier. »

Pâquerette rougit et le regarda de côté. Il ne semblait point embarrassé de ces souvenirs : elle l'était plus que lui.

« Est-ce que vous aimez toujours les fleurs ? lui demanda-t-elle.

— Toujours ! j'ai étudié avec soin la flore de tous les pays où j'ai pu m'arrêter. Je rapporte des graines pour vous, Mademoiselle ; je donnerai mes instructions à Greffard sur la manière de les cultiver. Ce serait charmant, de les acclimater à Bois-Guillaume ! J'ai choisi des espèces qui donnent de belles fleurs. Il y en a aussi pour M. Auribel ; celles-là sont des plantes médicinales, dont on pourrait tirer parti dans certaines maladies. J'ai aussi quelques échantillons curieux pour M. Dangrune.

— Vous avez pensé à nous tous !

— Et à qui donc aurais-je pensé ? Ma mère et vous... »
Il sembla à Pâquerette qu'il voulait dire : vous êtes ma famille, et elle en fut contente. On se mit à table, et la conversation roula sur les voyages de Jean. Pâquerette l'écoutait avec une attention ardente. Malgré son jeune âge, elle aimait les entretiens sérieux, et ne trouvait jamais longues les soirées que M. Dangrune ou d'autres amis du docteur venaient passer l'hiver autour de son foyer. Mais ici, à l'intérêt s'ajoutait le charme ; Jean faisait preuve d'une réelle et solide instruction, il parlait de choses qu'il avait vues, dont sa vive intelligence avait saisi les différents côtés ; il les jugeait avec une équité, une sûreté de raison surprenantes chez un homme si jeune, et il les dépeignait avec tant de feu et des expressions si heureuses qu'on croyait assister à ce qu'il racontait. Pâquerette regardait son père, regardait Mlle Ollivier, cherchant à surprendre leur pensée sur leur visage. Mlle Monique souriait avec complaisance ; le docteur hochait la tête, et murmurait de temps en temps : « Bien... très juste... bien pensé... bien dit... » II faisait une question, demandait une explication, pour donner à Jean l'occasion de développer sa pensée ; si bien que le jeune homme, confus, s'arrêta tout à coup.

« Je vous demande pardon, dit-il ; je m'aperçois qu'il n'y a que moi qui parle, et que je vous occupe tous de moi. Je suis si heureux que j'en perds le sens, en vérité !

— Parle encore, mon brave Jean !
répliqua le docteur. Tu ne vois donc pas que c'est moi qui t'y pousse ? Tu ne peux pas te figurer la joie que c'est pour moi, de te voir tel que tu es. Je t'écoute, je t'étudie, et je constate que tu n'as jamais perdu une occasion de t'instruire, que tu as toute l'ardeur de ton âge sans en avoir les exagérations, que ton jugement est juste et tes sentiments élevés. Ta mère peut être fière de toi et je le lui dirai !

— Je ne pouvais pas faire moins, Monsieur,
répondit Jean d'une voix que la joie faisait trembler. Je vous dois tout ce que je suis. Vous pensez bien que la reconnaissance ne me pèse pas ; mais je voudrais pouvoir vous le prouver. Je vous donnerais bien ma vie sans la marchander; mais qu'en feriez-vous ? Le seul moyen que je connaisse de vous remercier, c'est de me montrer digne de vos bontés en devenant quelqu'un... et je n'y manquerai pas, si Dieu me prête vie ! »

Sa voix, vibrante d'émotion, s'était élevée, son visage rayonnait, des larmes brillaient dans ses yeux : il était vraiment beau ainsi. Le docteur lui tendit la main et serra la sienne sans rien dire ; Pâquerette, assise en face de Jean, le contemplait en songeant que beaucoup de grands hommes avaient commencé comme lui, et elle se disait que s'il devenait un jour célèbre, elle y serait pour quelque chose, puisque c'était elle qui la première avait parlé de remmener à Rouen.

Mlle Monique était tout aussi touchée des sentiments de Jean que le docteur et sa fille ; mais une maîtresse de maison est obligée d'être pratique, et on ne pouvait pas s'éterniser à table ce jour-là. Les invités n'étaient convoqués que pour deux heures, mais il y aurait peut-être des gens pressés et curieux qui devanceraient l'appel, et il fallait être sous les armes pour les recevoir. Elle se leva donc, et envoya les hommes prendre leur café sous la vérandah, pendant qu'elle dirigerait les derniers apprêts et que Pâquerette irait s'habiller.

La toilette de Pâquerette n'était pas longue ordinairement. Elle possédait une de ces chevelures à larges ondulations qui se prêtent à toutes les coiffures, et comme les façons de ses robes étaient toujours très simples, il lui fallait peu de temps pour les ajuster sur sa délicate petite personne. Mais ce jour-là rien n'allait, elle eût été bien en peine de dire pourquoi, et il lui venait des doutes sur l'élégance de sa toilette. La robe à semé de boutons de roses était bien jolie; mais pourquoi n'avait-elle pas choisi plutôt sa robe de mousseline blanche à volants ? Tante Monique avait trouvé l'autre plus à propos pour une matinée de campagne ; mais, après tout, la mousseline blanche était très champêtre aussi... quel dommage qu'il fût trop tard pour la faire repasser ! Les souliers mordorés... non, elle ne les mettrait pas ; le chevreau glacé faisait paraître le pied plus petit — et elle remit dans leur carton les souliers mordorés. — Les gants... non, elle ne mettrait pas ces gants-là : elle en avait une paire, en peau de Suède rose pâle, qui montaient plus haut et qui moulaient mieux le bras... En ajoutant cette dentelle à l'encolure de la robe, on l'embellirait beaucoup... et Pâquerette enfila prestement une aiguille, et fixa la dentelle en haut de son corsage. Elle eut beaucoup de peine à se coiffer à son gré; quand ce fut fini, elle s'avisa qu'une rose ferait bien dans ses cheveux noirs, et elle eut du mal à en trouver une qui ne fut épanouie que juste à un certain degré, comme elle la voulait. Puis ce fut la ceinture à nouer sur le côté: un joli nœud, souple et gracieux, des pans ni trop longs ni trop courts... Quand elle fut prête, elle en avait chaud, et les premiers arrivants descendaient de leurs voitures. Son père et Monique étaient déjà dans le salon.

« Comme tu t'es faite belle ! » lui dit le docteur ; et sa cousine ajouta : « Je vois que tu as un peu modifié le programme. »

— Oui,
répondit Pâquerette en s'efforçant vainement de ne pas rougir ; il fait si beau aujourd'hui, je suis sûre qu'il y aura beaucoup de robes blanches. C'est ce qu'il y a de plus joli, et comme je n'en avais pas, j'ai cherché à rétablir l'équilibre.

Le docteur se mit à rire : pour lui, ce soin était superflu, et Pâquerette ne pouvait manquer d'être la plus jolie partout où elle daignerait se montrer, fût-elle vêtue d'un sac. Beaucoup de pères pensent de même avec moins de raison.

Des propriétaires qui reçoivent pour la première fois dans une maison neuve et dans un jardin déjà assez ancien pour être beau sont sûrs de récolter une ample moisson de compliments, sincères ou non : Ils ne manquèrent point au docteur, à sa cousine et à sa fille. La maison, commode et jolie, valut plusieurs projets de commandes à l'architecte ; les dames s'extasièrent sur le frais et gai mobilier de campagne ; et on admira l'idée prévoyante du docteur, qui avait fait planter le terrain plusieurs années avant de bâtir, afin de se trouver dans un jardin en plein rapport quand il viendrait habiter sa propriété. En effet, les bosquets étaient pleins d'ombre, les gazons épais et doux, les fruits faisaient ployer les brandies des arbres, et les massifs de fleurs épargnés par Pâquerette éblouissaient les yeux. Par l'ordre de la jeune fille, Greffard dans sa plus grande tenue, armé de la serpette et du sécateur, restait à portée d'entendre les éloges qu'on donnait à ses talents ; à chaque instant, sur un signe de Pâquerette, il coupait et présentait aux dames les fleurs qu'elles avaient vantées, ou inclinait vers elles les rameaux des arbres pour qu'elles pussent cueillir elles-mêmes à leur choix l'abricot le plus mûr ou la prune la plus dorée. Les jeunes filles riaient et ne se faisaient pas prier pour dépouiller les branches : Pâquerette, disaient-elles, avait inventé là une charmante façon de pendre la crémaillère.

Comme elle l'avait dit le matin, il y avait ce jour-là de la gaîté dans l'air. Elle voltigea comme un oiseau d'un bout à l'autre du jardin, du haut en bas de la maison, lançant aux échos les fusées de son rire perlé, menant les jeux et les farandoles, attentive aux plaisirs de tous, et toujours suivie par les regards de Jean, qui la comparait en lui-même à une fleur, à une fée, à un ange, à tout ce qu'on peut rêver de gracieux et de charmant. Elle n'eut qu'un moment d'inquiétude : comment Jean serait-il accueilli ? et ne serait-il pas un peu embarrassé, s'il se rappelait... Mais elle fut vite rassurée : personne ne songeait plus au petit jardinier d'autrefois, et « M. Trémisort », présenté par le docteur comme un jeune médecin de la marine, très distingué et d'un grand avenir, recevait de tous un accueil empressé. Quant à lui, il ne montrait nul embarras ; il avait assez vu le monde dans ses voyages pour se trouver à son aise partout, et s'il se rappelait son ancienne mésaventure, c'était pour mesurer avec orgueil le chemin parcouru.

Pâquerette eut donc le plaisir de voir Jean accepté par les plus fières demoiselles, qui se redressaient d'un air conquérant en partant avec lui pour la valse ou le quadrille. Elle eut le plaisir encore plus grand de constater qu'il revenait toujours à elle. Était-ce par politesse, parce qu'elle était la maîtresse de la maison ? Il n'avait pas du tout le même empressement, la même physionomie, le même regard, quand il allait inviter quelqu'une des délaissées qu'elle lui indiquait, et quand il venait vers elle: oh! pas du tout... Non, il ne l'invitait pas seulement par politesse... et Pâquerette se réjouit naïvement d'avoir mis une rose dans ses cheveux et ajouté une dentelle à sa robe.

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