Chapitres:

samedi 13 octobre 2007

III.- Où l'héroïne de cette histoire vient au devant de sa destinée. — Désappointement maternel. — Une branche d'aubépine.

« V

ous voilà arrivée, Madame ! » dit en ouvrant la portière le conducteur de la diligence, juste à l'endroit où il avait déposé le docteur huit jours auparavant. Une petite fille tout de blanc vêtue s'élança dans ses bras avec l'empressement qu'ont les enfants de sortir d'une boîte où il leur a fallu rester tranquilles pendant un temps qui leur a toujours semblé trop long. Il la reçut sans s'étonner — il devait être père de famille — et la mit à terre avec un bon gros rire, en disant : « Là ! attendez un peu, ma petite demoiselle, que j'aide votre maman. »

On vit alors sortir de la voiture deux longues mains chargées d'un sac de voyage et d'un paquet de parapluies qu'elles tendirent au conducteur ; puis les deux susdites mains rentrèrent à l'intérieur, et reparurent, portant un panier d'où sortait le goulot d'une bouteille clissée, et deux pliants attachés ensemble, avec une boîte et un parasol de peintre. Et quand elle fut débarrassée de tous ces menus objets, leur propriétaire, à qui il ne restait plus qu'un paquet de châles roulés dans une courroie, se décida à descendre elle-même. Elle faillit tomber, parce que, pendant que son pied cherchait le marchepied, ses yeux ne quittaient pas l'enfant, qui se dédommageait de sa longue immobilité en sautant à cloche-pied autour des colis déposés sur le bord de la route.

« Chut ! chut ! chérie, lui dit-elle avec un ton de tendre gronderie, ne t'agite pas ainsi ; tu vas te mettre en sueur, et puis tu te refroidiras... Attends que je défasse le paquet pour te donner un châle.

— J'ai trop chaud, tante Monique, j'ai trop chaud ! »
cria la petite rebelle, en mettant quelques pas entre elle et le menaçant paquet de châles.

« Allons, reste tranquille, au moins ! Conducteur, s'il vous plaît, où demeure la veuve Trémisort ?

— La voilà, Madame ; elle aura entendu les grelots de mes chevaux, et elle vient vous chercher. Hé ! mère Agathe, arrivez donc ! Voilà les dames que vous attendez. »


Agathe arrivait en effet, avec la hâte un peu essoufflée des gens en retard. Elle s'était pourtant bien promis d'être sur la route avant l'arrivée de la diligence ; mais elle avait compté sans son héritier. Ce n'était pas faute de lui avoir répété cent fois depuis le matin : « N'oublie pas de rentrer à quatre heures, pour faire ta toilette et venir avec moi au-devant des dames qui vont loger chez nous. » Mais Jean n'était pas coquet ; il avait même horreur de la toilette, qu'il n'admettait que le dimanche, pour aller à la grand'messe : puisqu'il fallait s'y tenir tranquille, autant valait se faire beau. Dans la semaine, c'était gênant pour jouer ; et Jean, n'allant point à l'école et n'ayant pas encore de métier, n'avait d'autre occupation que le jeu. Il n'avait donc pas jeté un regard à la chemise à col empesé et à la belle cravate bleue que sa mère avait étalées sur son lit, et il s'en était allé pêcher la truite à une lieue de Saint-Roch, dans un joli ruisseau où il doit y en avoir, puisque tout le monde le dit, quoique personne ne les ait jamais vues. Les dames, il aurait toujours le temps de faire leur connaissance ; elles lui inspiraient bien une certaine curiosité, mais il ne se souciait pas de leur être présenté en cérémonie.

Agathe donc, au coup de quatre heures, vint jusqu'au bout de sa ruelle pour voir s'il n'arrivait point. Elle lui accordait bien un quart d'heure de grâce : la voiture ne passait que vers six heures, il aurait plus de temps qu'il n'en fallait pour sa toilette. Mais elle fit en vain de nombreux voyages au bout de la ruelle, et de l'autre côté de sa maison, jusqu'à l'extrémité de sa cour, qui donnait sur la campagne; elle entendit l'horloge de la vieille église sonner d'une voix fêlée les demies et les heures : Jean ne parut pas. Enfin le bruit des grelots arriva à son oreille, et elle se précipita, seule, vers la route, où elle arriva juste à temps pour tirer d'embarras Mlle Monique Ollivier.

Elle s'excusa d'être en retard, pendant que Mlle Monique s'excusait de la peine qu'elle lui donnait ; elle se chargea des paquets, pour lesquels le secours de Jean n'eût vraiment pas été de trop, et elle guida vers sa maison Mlle Monique qui tenait l'enfant d'une main et portait de l'autre les châles.

« Voilà la salle, Madame, et votre couvert est mis, dit Agathe en ouvrant la porte et en montrant la table couverte de vaisselle à fleurs rangée sur une nappe blanche ; mais si vous désirez dîner dans votre chambre...

— Non, non, c'est très gai ici,
répondit la bonne demoiselle ; et puis ce ne serait peut-être pas sain pour l'enfant, de manger et de coucher dans la même chambre..... Chérie, que fais-tu donc ? il ne faut toucher à rien : tu n'es pas chez toi, ici !

— Oh ! Seigneur !
interrompit la mère Agathe, laissez-la, je vous en prie, Madame. Il n'y a rien de précieux ici, et la petite demoiselle peut bien faire tout ce qui l'amusera. Son père a dit qu'il l'envoyait à Saint-Roch pour sa santé ; et rien n'est bon pour la santé comme le contentement. »

La petite fille, qui remettait sur la table une assiette qu'elle avait prise pour en regarder les peintures, la reprit, en souriant à la mère Agathe d'une façon qui voulait dire : « Toi, tu es une bonne femme, et je t'aimerai ! » Monique remercia la veuve du regard : il lui en avait coûté de faire une observation à son enfant gâtée.

Elles montèrent pour prendre possession de leur chambre ; et la petite fille, qui s'était d'abord amusée à regarder les gros coquillages, les chinoiseries et toutes les curiosités rapportées de ses voyages par Germain Trémisort, éprouva bientôt le besoin de changer de place. Profitant de ce que sa cousine était fort occupée à traiter en détail les questions de ménage avec leur hôtesse, elle descendit sans bruit l'escalier de bois, et s'en alla à la découverte.

« Ah ! mon Dieu ! où est-elle ? » s'écria tout à coup Mlle Ollivier, en constatant que l'enfant n'était plus là.

Agathe se pencha à la fenêtre.

« N'ayez pas peur, Madame, je la vois dans la cour. Elle cueille des marguerites dans l'herbe : ça n'est pas un jeu dangereux, bien sûr ! »

Mlle Monique alla s'assurer par elle-même que sa Benjamine ne courait aucun danger ; et elle revint vider sa malle, tout en questionnant Agathe sur les ressources de Saint-Roch au point de vue alimentaire.

Pendant ce temps-là, l'objet de sa sollicitude errait dans la cour verdoyante et fleurie, souriant avec ravissement à tout ce qu'elle voyait. C'était si gai, cette herbe où brillaient les pâquerettes et les boutons d'or, et ces grands pommiers tout roses ! La cour était enclose d'une haie d'aubépine qui embaumait ; le soleil dorait les cimes des arbres, et de légers nuages blancs, épars ça et là sur le ciel bleu, y cheminaient lentement. La fillette allait et venait, s'arrêtant devant le tronc noueux d'un vieux pommier, appliquant son œil à la fente d'une porte pour voir quel animal inconnu grognait là-dedans, écoutant les petits oiseaux qui rentraient au nid et gazouillaient avant de s'endormir. Elle se fit un bouquet des fleurs qui croissaient dans l'herbe ; puis l'ambition la prit d'y ajouter quelques brins d'aubépine ; elle s'approcha de la haie et se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre une branche fleurie. Mais la haie était beaucoup plus haute qu'elle ; en dépit de tous ses efforts, elle ne réussit qu'à saisir le bout d'un rameau qui s'effeuilla dans ses doigts. Elle retira vivement sa main qui venait de sentir les épines, et tourna avec dépit le dos à la haie récalcitrante.

Elle ne put retenir un petit cri, moitié d'étonnement, moitié de frayeur. Elle n'était plus seule, il y avait là, derrière elle, quelqu'un qu'elle n'avait pas vu arriver, un garçon ébouriffé sous son béret de laine, les pieds nus, vêtu d'un pantalon retroussé jusqu'à mi-jambe et d'un gilet de tricot pareil à ceux des marins. Il ne lui parlait pas ; mais il montrait ses dents blanches dans un rire de bonne humeur, et il lui présentait une superbe branche d'aubépine fleurie.

Comme signe de paix, cela valait bien un rameau d'olivier. L'enfant, complètement rassurée, étendit la main pour la prendre.

« Oh ! merci ! dit-elle au jeune garçon. Comme elle est belle ! »

II la lui mit dans les mains, et lui montrant la haie :

« C'est haut, n'est-ce pas ?

— Oh ! oui ... Mais vous êtes grand, vous ! Quelle belle branche ! On ne vous grondera pas d'en avoir coupé une si grande ?

— Il n'y a pas de risque ! C'est à nous, la cour et la haie. Vous avez vu maman ?

— Est-ce la mère Agathe ? Comment vous appelez-vous ?

— Jean Trémisort. Et vous ?

— Pâquerette Auribel.

— Pâquerette ! comme ça ? »
Et Jean montrait du doigt les fleurs que la petite fille avait cueillies.

— Oui, comme les pâquerettes des champs. Vous ne connaissiez pas ce nom-là ? »

Jean secoua la tête.

« II n'y en a pas dans le pays ; mais c'est un très joli nom.... Resterez-vous longtemps chez nous ?

— Tout l'été. C'est pour que je me porte bien ; on dit que je suis trop maigre, et que je n'ai pas assez de couleurs.

« Oh ! »
fit Jean ; et il en reste là. Il regardait la petite fille, et ce « oh ! » traduisait dans un langage laconique son opinion, son impression plutôt, qu'il eût été bien en peine de formuler ; c'est qu'elle était parfaite et ne pouvait rien gagner au change.

« Pâquerette ! chérie ! viens dîner ! » cria Mlle Monique en se penchant à la fenêtre ; et Pâquerette prit sa course vers la salle à manger. Jean en fit autant. Il ne songeait point à se mettre à table avec les dames ; mais il aurait aussi bien suivi Pâquerette n'importe où ailleurs.

« Comme te voilà fait ! lui dit sa mère d'un ton fâché. Je t'avais tant recommandé de rentrer de bonne heure pour faire ta toilette : comment oses-tu te présenter devant ces dames dans un état pareil ?

— Il m'a donné une belle branche d'aubépine, il ne faut pas le gronder, »
répliqua Pâquerette avec un petit air décidé.

Agathe n'y tenait guère, à le gronder ; elle s'apaisa tout de suite et partagea un tendre sourire entre les deux enfants.

« Mère Agathe, reprit Monique, puisque nous sommes ici pour tout l'été, il faudra bien que nous voyions Jean dans ses habits de tous les jours ; ainsi consolez-vous de ne pas nous l'avoir présenté en toilette : ce sera pour dimanche ; n'est-ce pas, Jean ? »

Jean baissa la tête en rougissant. Il se sentait pris de timidité, et pour la première fois de sa vie il avait honte du désordre de son costume. Il se glissa dehors, et quand il revint, il avait des souliers aux pieds et s'était donné un coup de peigne. Il alla s'asseoir à côté du chat sur la pierre du foyer, et regarda les dames qui dînaient de bon appétit, et louaient chaudement la cuisine de la mère Agathe.

Après le dîner, Pâquerette emmena tante Monique voir les beaux pommiers et la haie d'aubépine. Jean allait les suivre, oubliant qu'il n'avait pas soupé, lorsque sa mère le rappela pour lui mettre son écuelle entre les mains. Il expédia son repas en cinq minutes, et courut retrouver Pâquerette. Mère Agathe les rejoignit bientôt ; elle était un peu inquiète de la façon dont son garçon se comporterait, lui qui n'avait jamais vécu avec le beau monde.

Jean se comportait fort bien. Il répondait gravement aux questions de Pâquerette, et découvrait avec étonnement qu'il pouvait lui apprendre une foule de choses : cela le flattait et lui donnait de l'assurance. Il était en confiance aussi avec Mlle Monique : elle ne tenait pas à le voir en toilette ! cela lui valait une bonne place dans le cœur du gamin. Et puis elle avait une figure encourageante; pas belle certainement, mais si bonne ! Jean commençait à se trouver fort sot de s'être enfui, et il se mettait en frais d'amabilité pour faire oublier sa faute.

« Jean est un bon garçon, dit Monique à la mère Agathe, et il a l'air de connaître très bien les environs. Il faudra qu'il nous conduise dans les jolis endroits ; pas trop loin, car Pâquerette a de petites jambes, et il ne faut pas la fatiguer....

— Oh ! il vous conduira partout où vous voudrez. Pour un bon garçon, c'est un bon garçon : on ne peut pas en trouver un meilleur. Il est un peu terrible pour grimper et se salir, et déchirer ses habits ; mais c'est l'âge, que voulez-vous ! Avec cela, vous pouvez lui confier un petit enfant — les voisines l'ont fait souvent, il ne le quittera pas, et il le soignera tout aussi bien que sa mère : il saura même mieux l'amuser. Si la petite demoiselle est fatiguée, il la portera : il est fort pour son âge, allez ! »


Le lendemain, quand Mlle Monique et Pâquerette, équipées pour la promenade, appelèrent leur guide, Jean arriva peigné, chaussé et brossé : Agathe n'en croyait pas ses yeux.

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