Les beaux jours d'été s'enfuyaient, et septembre commençait à rougir les mûres des haies ; les jours devenaient courts, et les vagues soulevées par la brise du large venaient battre la grève avec un grand fracas et rejaillir en gigantesques panaches d'écume au-dessus des rochers noirs. Pâquerette ne se lassait pas de les regarder ; elle laissait reposer crayons et pinceaux et entraînait Mlle Monique au bord de la mer. Enveloppée dans une mante à capuchon qui la défendait contre le vent, elle s'aventurait sur les rochers, profitant de la marée basse pour aller aussi loin que possible, et elle prenait un plaisir d'enfant à fuir devant une vague et à sentir l'embrun lui fouetter la figure. Mlle Monique, qui n'avait pas le pied marin, n'osait la suivre sur ces récifs mouillés et couverts de varech où elle glissait à chaque pas; elle restait en arriére, inquiète comme une poule qui a couvé des canards, et rappelant en vain l'imprudente. Pâquerette faisait de loin un signe de la main, qui signifiait qu'elle ne courait aucun risque ; et Mlle Ollivier, peu rassurée, envoyait Jean la retrouver pour veiller sur elle.
Il arriva un jour que la mer monta pour de bon. C'était pendant une grande marée, et le flot ayant beaucoup de chemin à faire en peu de temps doublait sa vitesse habituelle. Pâquerette s'étaît avancée très loin, enchantée de voir de près des roches que l'eau recouvrait en temps ordinaire, et elle se tenait debout sur la plus élevée, regardant vers la terre pour se rendre compte de l'effet que produisait le village vu du large. Tout à coup elle sentit une douche s'abattre sur ses épaules, et se vit entourée d'une gerbe d'écume. L'écume tomba, la vague se retira, mais elle s'était répandue tout autour du rocher où se tenait Pâquerette, et l'avait subitement transformé en un îlot. Et cet îlot lui-même serait dans un instant rendu à la mer qui le recouvrait tous les jours, car d'autres vagues arrivaient, et la brise qui fraîchissait les poussait vers le rivage. Déjà le chemin par où la jeune fille était venue n'existait plus : ça et là des rochers s'élevaient au-dessus de la nappe d'eau grandissante, mais entre eux, n'y avait-il pas des creux profonds où elle disparaîtrait dès ses premiers pas ? Elle se crut perdue, et, fermant les yeux pour ne pas se voir mourir, elle cria, comme un appel suprême :
Le jeune homme n'était pas avec elle ce jour-là. Il avait été retenu chez lui par une lettre pressée à écrire, qu'il avait dû porter à la poste, et il descendait le raidillon qui mène du village à la grève, lorsque le vent de mer lui apporta, aigu et désespéré, le cri de Pâquerette. En même temps il vit Mlle Ollivier, qui l'avait entendu aussi, courant aussi vite que ses jambes tremblantes pouvaient la porter pour aller au secours de sa petite bien-aimée. En deux bonds il l'eut rejointe. « Restez là ! » lui cria-t-il sans s'arrêter ; et sautant de rocher en rocher, encourageant Pâquerette de la voix et du geste, il parvint jusqu'à elle au moment où les vagues allaient envahir son refuge.
Il n'y avait pas de temps à perdre: revenir à la nage n'eût pas été facile au milieu de tant de rochers, contre lesquels ils auraient couru le risque d'être brisés par les vagues. Jean enleva la jeune fille dans ses bras.
lui dit-il ; et il se mit en marche, beaucoup moins vite qu'il n'était venu. Si légère que fût Pâquerette, elle pesait un peu plus qu'une plume ; et puis il avait peur de lui faire mal, de la froisser, il craignait qu'elle fût mouillée ; par moments il tremblait de rencontrer sous ses pas quelque trou profond, d'y tomber avec elle, et de ne plus pouvoir l'en retirer..... Un frisson lui traversa le cœur à l'idée qu'elle pourrait périr..... et il lui sembla que si Pâquerette disparaissait du monde, le monde ne serait plus que néant..... Heureusement que si elle devait périr là, c'est qu'il n'aurait pas pu la sauver, et alors il serait mort avec elle..... On ne se fait pas idée, dans le cours ordinaire de la vie, de toutes les pensées qui peuvent traverser un cerveau humain dans un court moment de grand danger.
Enfin Jean put déposer Pâquerette sur la grève, dans les bras de Mlle Ollivier, pâle comme une morte. Elle fondit en larmes en serrant les mains de Jean. Lui, il regardait Pâquerette qui lui souriait, et il balbutiait sans penser à ce qu'il disait : Cette préoccupation au moment où il venait de lui sauver la vie parut si drôle à Pâquerette, qu'elle partit d'un franc éclat de rire : Ce rire mit fin à l'attendrissement de Mlle Monique, et l'on décida d'un commun accord que ce qu'on avait de mieux à faire, c'était d'aller changer les vêtements mouillés.
Le soir, le vent se tourna en tempête, et quelque fût le désir de Pâquerette d'aller voir les vagues bondir sur les falaises à la marée haute, une pluie torrentielle s'étant mise de la partie, la famille Auribel dut se contenter de se réunir dans le salon de la Mignonnette, autour d'un feu clair de menus branchages et de pommes de pin, allumé pour chasser l'humidité. Le docteur était arrivé pour dîner, et il frissonna au récit de l'événement du jour, qui lui fut narré dans tous ses détails, d'une façon un peu contradictoire, par Mlle Ollivier et par Pâquerette, l'une cherchant à amoindrir le danger qu'elle avait couru, l'autre au contraire présentant son salut comme une espèce de miracle. Toutes deux, d'ailleurs, s'accordaient à dire que si Jean ne fût pas arrivé, la jeune fille ne se serait point tirée d'affaire toute seule ; car le secours de Mlle Monique ne pouvait pas compter.
dit le docteur, grommela Dangrune, qui tournait et retournait ses mains devant la flamme, dit le docteur en tapotant doucement dans ses mains la petite main de Pâquerette, elle ne savait pas... elle ne recommencera plus.....
— Il faut bien l'espérer ! Elle pouvait y rester : méchante petite fille ! qu'est-ce que nous serions devenus ?
— Vous aussi ? vous m'aimez autant que cela ? » dit Pâquerette en se penchant vers son vieil ami avec une coquetterie gracieuse.
reprit-il d'au ton bourru qui ne s'accordait guère avec ses paroles. dit elle en prenant le ton des enfants à qui l'on vient de reprocher quelque sottise.
interrompit M. Auribel.
Il ouvrit la porte : le vent avait chassé les nuages, et les étoiles brillaient de cet éclat particulier qu'elles ont après une averse. Il prit son chapeau et sortit en disant :
Jean n'était point malade ; mais s'il n'eût pas craint d'inquiéter sa mère, il se fût volontiers fait passer pour tel, afin de donner un prétexte au trouble qu'il s'efforçait en vain de dissimuler. Il s'était assis près de la grande cheminée, où Agathe jetait sans cesse des rameaux de bois mort qui crépitaient, se tordaient et s'enflammaient tout à coup, piquant de vives lueurs, dans la grande salle obscure, le balancier du vieux coucou, les assiettes du vaisselier et les ustensiles de cuivre et d'étain. Il avait la tête dans ses mains, et sa mère le contemplait d'un air soucieux. Elle lui posa la main sur l'épaule :
Il se redressa et ôta ses mains de son visage.
Agathe branla la tête d'un air de doute, et le regardant fixement :
Jean se leva avec un rire forcé.
Un coup frappé à la porte empêcha Agathe de lui répondre ; et ce fut M. Auribel qui entra.
Les deux hommes sortirent. Agathe, restée seule, s'assit à la place où était tout à l'heure son fils, et se mit à songer. Qu'avait-il ? car il avait quelque chose, elle le voyait bien ; il avait beau le nier, il ne pourrait pas la tromper, elle ! Malade, il ne l'était point ; ce n'était pas un fils de marin, élevé à la dure, qui pouvait prendre un rhume pour être resté un quart d'heure dans des vêtements mouillés. Il fallait qu'il eût quelque chagrin : mais lequel ? Son prochain embarquement..... non, il n'y avait pas là de quoi l'attrister ; il lui avait parlé cent fois des différentes chances qu'il pouvait rencontrer dans sa carrière, et il comptait sur de longs séjours à bord des bateaux de l'Etat. Et puis il aimait les voyages ; le nouveau, l'inconnu, attirait son esprit curieux ! Ce n'était donc point cela: quoi donc ? Il avait sûrement un sujet de peine, qu'il ne voulait pas lui dire, et qu'elle ne pouvait pas deviner.....
Oh ! qu'elle est amère et profonde, la douleur d'une mère devant le premier chagrin de son enfant ! Tant qu'il était petit, des caresses, des bonbons, des contes ou des joujoux l'avaient bien vite distrait de sa peine ; maintenant le voilà homme, et elle ne peut plus rien pour lui. Aux doux regards, aux tendres questions, il répond en affectant l'indifférence : « Je n'ai rien ! » il essaye de rire, et la mère voit bien que son cœur saigne. Pour qu'il fût heureux, elle donnerait volontiers sa vie — mais elle ne peut rien ! rien ! Agathe s'était séparée de Jean, elle avait vécu loin de lui, qui était toute sa joie, se contentant de le revoir de loin en loin, et se consolant dans sa solitude de veuve par l'espérance lointaine d'être un jour réunie à lui— s'il voulait bien d'elle. — Elle ne s'était jamais plainte : c'était pour le bien de son fils! Quand elle le revoyait, il était gai, joyeux, elle ne pouvait pas douter de son bonheur, et ce bonheur suffisait à la rendre heureuse. Maintenant leur bonheur à tous deux était menacé, puisqu'il souffrait ; et la pauvre femme sentit une immense tristesse envahir son cœur. Elle ne luttait pas : que faire contre un ennemi invisible ? murmurait-elle : et des larmes coulaient dans les rides de ses joues.
Cependant Jean et le docteur étaient arrivés à la Mignonnette. Quand la porte du salon s'ouvrit pour eux, tout le monde se leva comme à l'entrée d'un grand personnage.
s'écria Dangrune en s'avançant vers Jean les mains étendues. dit la douce voix de Pâquerette.
Elle tendait la main à Jean, qui la prit sans avoir conscience de ce qu'il faisait. Il ne la serra ni ne la lâcha ; il la garda dans la sienne, et cherchant quelque chose à dire, il ne put trouver que cette question étrange :
Jean ferma les yeux comme si une grande lumière l'éblouissait. Il ne répondit pas à Pâquerette ; il aurait eu trop de choses à lui dire. Il laissa aller sa main, et s'inclinant devant elle, il vint s'asseoir auprès de Mlle Monique, qui continuait à lui exprimer sa reconnaissance.
lui dit-il, dit Dangrune, s'écria Pàquerette, les yeux brillants d'enthousiasme. dit Dangrune avec un point d'interrogation dans la voix.
— Qu'est-ce que cela fait, puisqu'il a l'âme d'un roi ! Comme il sait parler à tous ces grands d'Espagne qui ne songent qu'à s'enrichir aux dépens de leur pays ! Est-ce qu'il ne vaut pas cent fois ce fou dont il tient la place ? Et, cet affreux don Salluste ! c'est lui qui a une âme de valet ! N'est-ce pas, tante Monique ? »
Monique souriait : elle était bien de l'avis de Pâquerette. Le Docteur rit tout à fait.
dit-il en posant sa main sur la jolie tête mutine qui se redressait pour protester en faveur de Ruy-Blas. répondit Pâquerette avec résolution.
répliqua M. Auribel. Et le lecteur, trouvant apparemment qu'on avait assez traité ce sujet-là, passa au compte rendu d'un opéra, avec l'éloge d'un nouveau ténor que Jean se souvint d'avoir entendu jadis au théâtre de Brest. On causa théâtre, musique, et livres, en effleurant par-ci par-là quelques idées générales ; Pâquerette servit le thé, accompagné de rôties beurrées qu'elle venait de préparer pour prouver, dit-elle, qu'elle était encore en vie ; et Jean se leva pour prendre congé. A ce moment la jeune fille lui présenta comme tous les soirs sa petite lanterne qu'elle venait d'allumer, car en l'absence de la lune les rues de Saint-Roch étaient aussi noires qu'un four éteint.
dit-il en la prenant de sa main.
Elle regarda furtivement autour d'elle, rougit, murmura en baissant les yeux : et se sauva comme si on l'eût poursuivie.
Chapitres:
vendredi 2 novembre 2007
XIII.- Grande marée. — Où Jean s'attriste et où Agathe s'inquiète. — Opinion de Pâquerette sur Ruy-Blas.
Publié par jjoa à 10:00
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