Chapitres:

vendredi 19 octobre 2007

VI.- Questions de principes. — Journée glorieuse. —Un baiser. — Le jour de naissance de Pâquerette.

Le docteur Auribel n'était pas du tout de l'avis des Égyptiens, qui voulaient que chaque fils continuât le métier de son père. S'il se fût occupé de politique, il eût sans cesse déposé des projets de loi tendant à agir par voie de sélection parmi la jeunesse française, de façon à mettre chacun à la place que lui assignaient ses talents, sans avoir égard à son origine. S'il ne s'occupait pas de grande politique, il en faisait de petite dans sa sphère, où il appliquait ses principes toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Certes, il n'avait de dédain pour aucun métier, si humble qu'il fût ; mais il ne pouvait souffrir qu'un enfant d'une intelligence au-dessus de l'ordinaire n'eût pour avenir que d'être terrassier ou maçon, par la seule raison que son père était pauvre et ne pouvait lui faire faire d'études. L'instruction n'était pas gratuite dans ce temps-là, et le docteur avait aidé de ses deniers plus d'un enfant placé par sa naissance tout en bas de l'échelle à en gravir les degrés. Parfois il avait obligé des ingrats ; parfois il avait vu de ses protégés, dont le cœur n'était pas à la hauteur de l'esprit, rougir de leurs parents en blouse ; il haussait alors les épaules, disait :

« Tant pis pour eux ! » et recommençait à la première occasion.

Il ne manqua donc point d'observer Jean avec une attention minutieuse. Il n'avait pensé d'abord qu'à faire de lui un jardinier : mais s'il était capable de mieux ? Il s'informa aux maîtres qui tenaient l'écoie du soir. L'enfant s'appliquait à tout avec une grande conscience ; il comprenait facilement, il avait de la mémoire, et s'il avait le temps de prolonger ses études, il apprendrait tout ce qu'on voudrait. N'aurait-il pas envie de devenir instituteur ?

M. Auribel n'y avait pas pensé ; mais, si c'était le goût de Jean, pourquoi pas ? Il pourrait prendre sa mère chez lui, et il aurait une retraite assurée pour ses vieux jours. Il résolut d'en parler à la mère Agathe, quand il la verrait aux vacances ; car il comptait conduire Pâquerette à Saint-Roch pour passer le mois d'août avec sa cousine et Jean.

Mais Jean allait plus vite que lui. A ses moments de loisir, qui ne se composaient guère que de quelques quarts d'heure glanés par-ci par-là, il prenait sa grammaire et son paroissien, et étudiait le latin à sa manière. Le docteur le surprit un jour dans cette occupation, et voulut savoir où il en était ; il le questionna, et lui expliqua différentes choses dont il n'avait pas pu se rendre compte tout seul. Depuis ce jour-là, Jean se trouva souvent avec ses livres sur le chemin du docteur, à qui il disait timidement en rougissant :

« Monsieur, est-ce que vous voudriez bien ?... » Il n'avait pas besoin de finir sa phrase ; le docteur prenait la grammaire et lui donnait l'explication désirée.

A la fin de l'année lorsque se firent les distributions de prix, Jean triompha sur toute la ligne. On peut se figurer sa joie et son orgueil, lorsqu'il dut monter sur l'estrade et recevoir des mains augustes de monsieur le maire le prix d'honneur décerné à l'élève des classes du soir « qui s'était le plus distingué dans toutes les facultés ». Il redescendait les marches, son livre et ses lauriers à la main, lorsqu'une petite voix l'appela s'élevant au-dessus de toutes les rumeurs de la salle. « Jean ! viens ici, que je te couronne, mon Jean ! » Et le jeune garçon vit Pâquerette, qu'il n'avait point encore aperçue. Elle n'avait pu trouver de place aux premiers rangs, et disparaissait derrière trois grosses femmes endimanchées. Elle avait pris son mal en patience pendant les discours ; mais au nom de Jean, elle n'avait pu y tenir et s'était dressée debout sur sa chaise, malgré les efforts de Monique pour la retenir.

Jean s'élança vers elle; on lui ouvrit un passage, et il se trouva devant Pâquerette radieuse. Elle lui prit des mains sa couronne et la lui posa sur la tête; puis, après un arrêt imperceptible, l'idée lui venant qu'il manquait quelque chose à la cérémonie, elle se pencha vivement vers lui et l'embrassa.

« Pâquerette ! » dit Mlle Monique un peu scandalisée, mais sans pouvoir s'empêcher de rire.

« Eh bien ! répondit la petite fille sans se troubler, est-ce qu'on n'embrasse pas toujours les enfants qu'on couronne ?

« Sa maman n'est pas là: pauvre Jean c'est moi qui la remplace. »


Mlle Ollivier rit tout à fait, à cette prétention de Pâquerette de servir de mère à Jean ; et le jeune garçon retourna sur I'estrade, où son nom venait d'être proclamé de nouveau.

Il le fut autant de fois qu'il était possible de l'étre, et revint à la maison pliant sous le fardeau de ses livres. Pâquerette avait voulu lui porter ses couronnes.

Il n'en faisait pas grand cas, des couronnes : c'était un symbole, et Jean n'était pas fort sur le symbolisme : mais les livres ! de si beaux livres, si dorés, si bien reliés ! qu'il devait donc y avoir de belles choses là dedans !

Il aurait du temps pour les lire, à Saint-Roch où il allait retourner pour deux mois : quelles bonnes vacances ! Et sa mère, serait-elle heureuse !

Mais, plus que les livres et les vacances, un souvenir l'occupait, qui le faisait frissonner d'aise et d'orgueil. Pâquerette l'avait embrassé ! là, devant tout le monde, lui, son domestique, un enfant nourri par la charité de son père ! Il sentait encore sur son visage l'impression de ce baiser. Jamais il n'aurait osé espérer une chose pareille : il était content de la voir, de la servir, il l'admirait, il aurait voulu qu'elle lui commandât des choses difficiles, pénibles même, pour avoir la joie de l'entendre dire : « Merci, Jean. Comme il s'est donné de la peine pour moi, ce bon Jean ! » Mais ce baiser ! il n'osait pas toucher à sa joue, de peur d'en effacer la trace.

Son bonheur ne l'empécha pas, en rentrant à la maison, de reprendre son service, quoique Catherine, saisie pour lui d'un respect involontaire, osât à peine l'envoyer balayer la cour et casser du charbon, et que Greffard, qui l'avait rencontré dans sa gloire, lui eût tiré son chapeau en l'appelant « monsieur Jean » Pâquerette l'avait remarqué, et cela l'avait beaucoup fait rire.

Mais le docteur n'en rit pas, lorsque Monique le lui raconta le soir après le coucher de Pâquerette. Il resta un moment silencieux et grave, presque soucieux.

« Oui, dit-il enfin, monsieur Jean.... c'est le titre qui lui convient : il l'a gagné. Cet enfant n'est pas un enfant ordinaire : en un an, faire ce qu'il a fait, cela ne s'est jamais vu. Je me demande si nous avons bien le droit de continuer à en faire un domestique, et si notre devoir n'est pas de l'aider à employer les rares facultés qu'il a reçues de Dieu.....

— Mais certainement, mon cher ami, vous avez bien raison. Je vais chercher quelqu'un pour aider Catherine et il pourra aller à l'école le jour, quand il ne sera pas occupé avec Greffard. A moins que vous ne pensiez plus au jardinage pour lui ? Cependant il pourrait s'y faire une situation très honorable..... quand je dis honorable, vous me comprenez, n'est-ce pas ? il pourrait être honorable tout en restant garçon jardinier ; mais je veux dire que s'il était à la tête d'un grand établissement, comme par exemple M. Lépine, le directeur du jardin botanique.....

— Peut-être : il faut que je l'examine de plus près, que je me rende bien compte de ses aptitudes et de ses goûts. Ensuite je consulterai sa mère, qui n'a peut-être pas envie de le voir s'élever trop au-dessus d'elle. Je vous accompagnerai à Saint-Roch. Si vous êtes prêtes, Pâquerette et vous, nous partirons la semaine prochaine, sitôt après la fête que nous lui avons promise pour son jour de naissance. »


Combien on se doute peu, en ce monde, des conséquences que peuvent avoir les moindres choses! Cette fête du jour de naissance revenait tous les ans, se modifiant seulement un peu selon l'âge de Pâquerette. Au goûter de crèmes, de fruits et de gâteaux, à la lanterne magique et aux rondes cliantées dont les petites voix des invités répétaient le refrain, la fillette avait voulu cette année-là, pour ses sept ans — l'âge de raison — ajouter la danse au piano, comme les grandes demoiselles. On pouvait bien changer le programme: la tradition était interrompue, puisque l'année précédente, Pâquerette étant à Saint-Roch, son jour de naissance n'avait été fêté que par une promenade à âne et un déjeuner sur l'herbe.

Le jour arriva: Mlle Monique avait repassé toutes les polkas de son répertoire ; on devait même essayer des quadrilles ; et quatre couples ambitieux avaient, disait-on, étudié en cachette les Lanciers. Jean, paré de son costume de la distribution des prix, ouvrait la porte et introduisait les visiteurs, en attendant qu'il portât les plateaux. Tout ce remue-ménage lui plaisait, mais il n'avait d'yeux que pour Pâquerette, vêtue de blanc avec des rubans roses, voltigeant comme un oiseau d'un bout à l'autre du salon, et répétant joyeusement : « J'ai sept ans aujourd'hui ! Comme nous allons nous amuser ! »

Jusqu'à la danse, Jean s'amusa beaucoup lui aussi. Il regardait les petites filles qui arrivaient, dressant leur tête bien pomponnée et donnant de la main un petit coup à leur jupe pour la renvoyer en arrière, avec des façons de petites dames : il n'en trouvait aucune aussi jolie que Pâquerette, et il en était fier. Pourquoi pas ? La vieille Catherine en était bien fière aussi ! Debout derrière les rangs des spectateurs assis, il vit la lanterne magique, qui lui parut un bien beau spectacle ; et il ne trouva rien de déplaisant à circuler dans les salons avec un plateau pour offrir des verres de sirop ou récolter les verres vides. Mais Mlle Monique s'assit devant le piano, et joua la première reprise d'une polka : les petits garçons se précipitèrent vers les danseuses. Pâquerette, comme de juste, était fort entourée ; mais elle écarta les importuns, et cria de sa petite voix claire :

« Jean ! où est Jean ? je veux danser avec Jean ! »

Mlle Monique s'arrêta subitement.

« Cela ne se peut pas, ma petite...... Jean ne sait pas danser..... »

Cette raison, que son excellent cœur lui dictait pour épargner une humiliation au petit paysan, n'eut aucun succès auprès de Pâquerette.

« Tout le monde sait danser, reprit l'enfant terrible ; il n'y a pas besoin de savoir pour danser la polka. Je veux danser la première avec Jean : il a eu tous les prix à son école, savez-vous ! »

Elle se tournait vers ses invités, en secouant sa tête mutine d'un air de défi ; car il lui semblait comprendre que son projet n'était pas bien accueilli. Ce n'était point une raison pour qu'elle y renonçât. Avisant Jean, qui revenait à ce moment de la cuisine où il était allé faire quelque commission, elle courut à lui, le saisit, l'entraîna et l'emmena jusqu'au milieu du salon.

« Tu vas danser avec moi, dit-elle au jeune garçon ahuri, parce que tu as eu tous les prix. II y en a là qui n'ont pas eu de prix du tout, à leur lycée ! »

Elle lui désignait, d'un geste dédaigneux, quelques-uns des jeunes messieurs qui l'assiégeaient tout à l'heure, et qui ricanaient en les regardant.

« Allons, tante, joue ! » reprit l'enfant gâtée.

Mlle Monique obéit ; elle ne se sentait pas le courage de remettre Jean à sa place : ce n'était pas lui qui avait demandé à en sortir.

La polka a pénétré partout, et Jean l'avait dansé bien des fois à la fête de Saint-Roch et à celles des villages voisins. Il ne fut donc point embarrassé, et dans la mêlée qui s'en suivit, le couple qui se tira le mieux d'affaire fut certainement celui qu'il formait avec la fille du docteur. Quand la polka fut finie, Jean regarda comment s'y prenaient les autres danseurs ; et il conduisit Pâquerette à une chaise où il la laissa en lui faisant un salut qui n'était vraiment pas trop emprunté.

« Bravo, Jean ! s'écria la petite fille en battant des mains. Tu danses très bien, et tu salues comme un vrai monsieur ! »

Hélas ! comme l'innocence peut blesser avec un mot, sans le vouloir ! Le naïf compliment de Pâquerette avait percé le cœur de Jean. Il saluait comme un vrai monsieur..... Cette ressemblance même établissait qu'il n'en était pas un.... pas plus pour elle que pour tous ces enfants qui le regardaient d'un air méprisant ou au moins étonné. Et pendant qu'il s'échappait avec quelque peine, car personne ne se dérangeait pour lui et il n'osait pas demander qu'on le laissât passer, il entendit des lambeaux de phrases qui augmentèrent sa souffrance.

« Quelle singulière petite fille !

— Oui, la vraie fille de son père..... avec ses théories humanitaires.....

— Le cousin et la cousine doivent s'entendre : Mlle Ollivier a l'air de trouver cela tout simple.

— C'est trop fort ! on savait bien que cette bonne demoiselle remplissait sa maison de mendiants à qui elle donnait la pâtée et apprenait leur catéchisme ; mais voilà qu'elle les fait danser avec nos enfants, a présent !

— Il faut espérer qu'il n'osera pas inviter nos filles.

— Oh ! elles ne l'accepteront pas : il n'y a pas de risque !

— Mon fils ne lui fera pas vis-à-vis, certainement !


Jean avait fini par arriver dans l'antichambre. Il ne s'y arrêta pas et se réfugia dans la petite cour, où il se mit à tirer de l'eau du puits pour faire quelque chose. Pourquoi donc était-il si malheureux ? Il le savait depuis longtemps, qu'il n'était pas un monsieur, ni vrai, ni faux ; mais il n'avait pas encore réfléchi à ces choses-là.... Maintenant il comprenait, il voyait clairement l'avenir. Pâquerette l'avait fait danser avec elle : un caprice, une idée folle qui lui était venue ; mais cela n'arriverait plus jamais. Toute sa vie, elle danserait avec les petits messieurs qui étaient là, qu'elle retrouverait partout où elle irait, quand ils auraient grandi, pendant que lui...... Mendiant ! on avait dit mendiant ! Les menteurs ! il n'avait jamais mendié ; il faisait tout ce qu'il pouvait, suivant ses forces, pour payer les bienfaits du docteur, qui ne les lui reprochait pas, lui ! Une douleur inconnue le mordait au cœur, dont il ne démêlait pas bien la cause ; il s'en indignait en lui-même, car enfin, il le sentait, il n'avait pas le droit de se plaindre ni de s'affliger pour cela..... Pourquoi donc souffrait-il tant ?

Une voix bienveillante l'appela, et Mlle Monique parut à la porte de la petite cour, une corbeille à la main.

« Jean, mon enfant, allez donc, je vous prie, à Bois-Guillaume demander à Greffard s'il peut encore nous trouver quelques fleurs dans le jardin : on craint de manquer de petits bouquets. »

Jean prit la corbeille et partit, l'esprit un peu allégé : il était content de s'éloigner de la fête. Il ne se doutait pas que cette commission n'était qu'un prétexte inventé par la bonté de la vieille demoiselle pour lui épargner l'ennui de rentrer dans le salon. Son pauvre cœur s'apaisa un peu pendant la longue course, et il était calme lorsqu'il revint rue Jeanne-Darc avec ses fleurs. La fête était finie, et il rencontra dans le vestibule Mlle Monique, Pâquerette et le docteur qui reconduisaient les derniers invités.

« Ah ! mon pauvre Jean, vous voilà ! dit Mlle Monique. On a eu assez de bouquets ; je suis fâchée de vous avoir fait tant courir.

— Pauvre Jean, comme il a chaud ! »
ajouta Pâquerette, et elle étendit la main pour lui essuyer le front avec son petit mouchoir brodé.

Mais Jean ne fit pas mine de s'en apercevoir, et il s'en alla se débarrasser de sa corbeille de fleurs.

Deux jours après, toute la famille partit pour Saint-Roch.

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