Chapitres:

samedi 27 octobre 2007

X.- Pour pendre la crémaillère. — La chambre de Pâquerette. — Pour ne pas faire de peine à Greffard. — Se reconnaissent-ils ?

C'était au commencement d'août, et la journée s'annonçait belle. Il y avait onze ans passés que Jean Trémisort était sorti de la distribution des prix, fier de ses lauriers et du baiser de Pâquerette ; et il y avait juste seize ans que Pâquerette était venue au monde.

On avait choisi ce jour-là pour pendre la crémaillère à Bois-Guillaume. Car le docteur s'était décidé à faire bâtir sa maison sans attendre la vieillesse. A quoi bon s'établir à la campagne, à l'âge où l'on craint le froid et le chaud, où toutes les promenades semblent longues et où un bon fauteuil au coin du feu vous parait préférable à toutes les beautés de la nature ? Il vaut bien mieux jouir des champs et des bois, et sortir dès l'aurore pour admirer son jardin dans sa grâce matinale, pendant qu'on a bon pied, bon œil, et qu'on ne craint pas de s'enrhumer dans la rosée. Ainsi pensait le docteur, et il avait conformé sa conduite à ses principes, ce qui ne se voit pas tous les jours. Le plan de la maison avait été discuté en famille, pour qu'elle fût au goût de tous. Par égard pour Catherine, qui se faisait trop vieille pour se plaire à monter les escaliers, on n'avait point mis la cuisine en sous-sol. Mlle Monique avait demandé une grande salle garnie de bancs pour y recevoir ses pauvres ; car elle ne doutait pas d'avoir bien vite ses pauvres à Bois-Guillaume, comme elle les avait à Rouen. Pâquerette s'était réservé les questions d'ornement : à son avis, la bonne tante Monique ne s'y connaissait pas en fait d'élégance, non plus que le docteur, du reste: ils n'étaient pas dans le mouvement. Elle ne tenait pas d'ailleurs à ce qu'un objet coûtât cher : il lui suffisait qu'il fût joli.

Cela lui valait souvent les critiques de ses jeunes amies.

« Cette Pâquerette ! disait Mlle Estelle Bardot, fille du notaire de la rue Jeanne-d'Arc, son père lui aurait donné pour sa chambre tout ce qu'elle aurait voulu, et elle va choisir des meubles laqués blancs, de la mousseline blanche unie à volants festonnés, et un papier moiré rose sur les murs ! »

Cela paraissait d'une simplicité misérable à Mlle Estelle, mais Pâquerette trouvait que c'était gai, ce rose et ce blanc, surtout le matin quand les rayons du soleil y pénétraient à travers un léger bouleau qu'on avait ménagé dans le tracé du jardin, et qui jetait des ombres mouvantes sur la tenture rose en face du lit. Avec des nœuds de rubans nichés ça et là, de gracieux bibelots sur tous les meubles, quelques belles gravures simplement entourées d'une bordure en bois doré, des fleurs fraîches dans un cornet de cristal, et un tapis moelleux sous les pieds, la chambre de Pâquerette était certes un joli séjour, qui avait un je ne sais quoi de jeune, de gai, de lumineux, parfaitement en rapport avec l'habitante du logis.

Elle était là, l'habitante, en négligé de matin, son abondante chevelure tordue et fixée sur le sommet de la tête avec une flèche d'argent, ses petits pieds chaussés de pantoufles rouges, et sa taille svelte serrée par une cordelière qui réunissait autour d'elle les plis d'un peignoir de léger lainage blanc. Tout à l'heure, elle s'habillerait ; sa toilette était là, étalée sur son lit, une fraîche robe de mousseline semée de boutons de roses, qu'elle avait choisie pour ce jour-là parce qu'elle lui allait bien, et qu'elle tenait à être aussi jolie que posssible pour ses seize ans. Mais elle avait du temps devant elle ; les bouquets, les compliments, les visites n'arriveraient pas avant l'heure du déjeuner ; et elle mettait la dernière main à la parure de sa chambre, redressant un nœud de ruban ici, un pli de rideau là, essuyant un peu de poussière échappée à l'attention de la domestique, disposant les statuettes et les bibelots de la façon la plus harmonieuse, et préparant des vases pour recevoir les fleurs qui ne manqueraient pas de lui arriver. Parfois elle levait le bras pour atteindre au-dessus de sa tête, et alors sa large manche se retroussait, laissant voir presque entièrement ce joli bras rond, aux contours encore enfantins, pendant que les formes de son corps gracieux se dessinaient sous l'étoffe souple et légère. Elle allait, venait, touchant à tout d'une main adroite et vive, changeant les objets de place, se reculant pour juger de l'effet, et penchant sa petite tête de côté comme un oiseau.

« Là ! se dit-elle, voilà qui est bien. Je vais aller faire ma tournée dans le reste de la maison. Je sais bien ce qui va se passer; toute notre société va défiler aujourd'hui, et sous prétexte que c'est à la campagne on arrivera dès midi. J'entends d'ici les curieuses : « Chère Mademoiselle..... cher docteur..... chère petite, que c'est joli ! Peut-on visiter le rez-de-chaussée ! Quelle belle cuisine vous avez ! Oh ! Qu'est-ce que c'est que cette grande pièce nue ? quel beau salon on y aurait fait ! et c'est pour vos pauvres ? Vous êtes vraiment les anges de la Charité !... Est-il permis de monter au premier ?.... Vous nous montrerez bien votre chambre, chère enfant ?.... et ainsi de suite : il faudra qu'elles aillent partout, et si ce n'était pas bien rangé, que de critiques ! Ce n'est pas que j'en fasse grand cas, des critiques : pourvu que notre maison nous plaise ! mais on a son amour-propre..... Pourvu que les gens ne s'échelonnent pas trop, et qu'il ne nous faille pas recommencer cinquante fois la tournée du propriétaire !

A partir de deux heures, je veux qu'on danse, moi ! ce sera la première fois que je danserai sérieusement...

— Tu danseras sérieusement ? »
dit en entrant le docteur, qui passait devant la porte ouverte. Pâquerette avait fini par se parler tout haut. Elle posa sur un meuble son délicat petit plumeau et courut se jeter dans les bras de son père.

« Embrasse-moi double, pour mes seize ans, cher papa bien-aimé, » dit-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur de son baiser. « Vois comme il fait beau ! Je suis gaie, je suis heureuse aujourd'hui, comme je n'ai jamais été : c'est comme si j'avais des ailes. Il me semble qu'il y a de la joie dans l'air ! Peut-être, que c'est parce que j'ai seize ans ? »

M. Auribel, ému, la serra contre son cœur.

« Oui, ma chérie, il y a de la joie dans l'air quand tu es là : tu la portes avec toi. Qu'elle t'accompagne toujours, jeune et vieille, c'est le souhait de ton père pour tes seize ans. »

II se tut un moment, caressant de la main les beaux cheveux noirs dont les lourdes mèches ondulées échappaient à la flèche d'argent. Il pensait a tous les nuages qui viendraient voiler la joie rayonnante de cette jeune vie, mais il ne lui fit point de prédictions attristantes : à quoi bon ? Et puis, Monique et lui, avec leur tendresse vigilante, ne viendraient-ils pas à bout d'écarter les épines de son chemin ? Ils lui feraient une jeunesse heureuse, comme avait été son enfance ; ils n'étaient pas vieux, ils pouvaient espérer que quand ils quitteraient ce monde, ils la laisseraient au bras d'un mari digne d'elle, heureuse femme et heureuse mère... et le docteur sourit à l'avenir.

« Viens-tu, papa ? » dit Pâquerette en se dégageant de ses bras. « J'ai encore beaucoup de choses à faire.

— En attendant que tu danses sérieusement ?

— Tu te moques de moi, ce n'est pas bien, pour mon jour de naissance. Je veux dire que jusqu'à présent, je n'ai dansé qu'à des matinées d'enfants, avec des lycéens : ce n'était pas sérieux. Aujourd'hui, nous aurons de grands messieurs, et ils seront bien obligés de m'inviter, puisque c'est chez moi !

— Et parce que tu es une belle demoiselle, et grande !

— Oh! belle, je ne sais pas, et grande, pas trop !
répondit la jeune fille en sautillant sur les marches de l'escalier qu'elle descendait avec son père. Ça m'ennuie même un peu, de rester si petite : mais je pourrai grandir encore, n'est-ce pas ?

— Certainement ! Et puis, quand tu ne grandirais plus, tu n'as pas besoin d'une taille de tambour-major. Ta mère était petite, et je t'assure qu'elle était beaucoup plus jolie que Monique. »


E'enfant éclata de rire.

« Pauvre tante Monique ! elle est si bonne ! on ne pense pas à sa figure. Mais c'est égal, je voudrais bien être un peu plus jolie qu'elle, tout en étant aussi bonne : il n'y a pas de mal à cela, j'espère.... Ah !... étourdie que je suis ! »

Elle s'arrêta en se frappant le front d'un air navré. « Voilà ce que c'est que d'habiter deux maisons, reprit-elle : on oublie toujours dans l'une ce dont on a besoin dans l'autre. J'avais préparé ma musique de danse pour remporter, et je l'ai laissée au dernier moment sur la table de la salle à manger.

— Et comme je l'y ai vue ce matin, et qu'elle ne m'a pas semblée à sa place, je l'ai prise avec moi, et tu la trouveras au bas.

— Oh! le bon petit papa, qui répare si gentiment les sottises de sa fille, et sans lui faire de sermon, encore ! Je t'aime de tout mon cœur, et je tâcherai de ne plus rien oublier.

— Ces choses-là arrivent toujours, au commencement d'une installation ; mais Monique a une bonne tête, et elle nous aura bientôt mis au complet, ici comme à Rouen.

— Oh ! papa, tu n'es pas un homme de ménage. Il y a au contraire beaucoup d'objets qu'il faudra transporter à Rouen pour l'hiver, et ici pour l'été ; ils se gâteraient à ne pas servir, avec les insectes en été et la moisissure en hiver. Car nous ne pourrons pas rester ici quand il fera froid, n'est-ce pas ?

— Non, mignonne, tu t'y ennuierais; sois tranquille, je te ramènerai au milieu de tes amies et de tes amusements. A ton âge on ne se plaît guère dans la solitude.

— Oh ! ce n'est pas cela. Mais ce serait trop pénible pour toi, tant que tu continueras à voir des malades, de faire la navette toute la journée, de Bois-Guillaume à Rouen...

— Pâquerette !
cria d'en bas Mlle Monique, voilà tes fleurs qui arrivent.

— J'y vais, tante, j'y vais ! »
Et Pâquerette s'élança au-devant d'un jeune garçon qui venait de s'arrètèr devant la porte avec une brouette de jardinier remplie de fleurs.

« Oh ! que c'est joli! dit-elle. Vois donc, papa! quelle belle jardinière cela ferait ! C'est dommage de la vider : il le faut pourtant. Entrez-moi cela ici, s'il vous plaît: là! bien. J'irai payer demain, et Greffard vous ramènera la brouette. Attendez : voilà des bonbons pour vos petites sœurs — et pour vous aussi, si vous les aimez. »

Le jeune jardinier remercia et partit.

« Quel bonheur ! reprit Pâquerette en frappant dans ses mains, je vais avoir de quoi orner toute la maison sans faire de peine à Greffard !

— Me diras-tu ce que Greffard vient faire là-dedans ?
demanda le docteur, intrigué.

— C'est bien simple. Tu comprends, il me faut des fleurs pour décorer les salons, le vestibule, les chambres, tout! J'ai dit hier à Greffard de me cueillir dès ce matin tout ce qu'il trouverait de fleuri. Si tu avais vu sa mine ! j'ai cru qu'il allait pleurer, « Ah ! Mademoiselle, vous n'y pensez pas ! Toute cette compagnie qui va venir ! elle voudra visiter le jardin, bien sûr ! et qu'est-ce qu'on dira de moi si on n'y trouve pas de fleurs ? A mon âge, vous ne voudrez pas me faire aller à l'affront ! »

II me faisait de la peine, ce pauvre homme ; alors je me suis fait donner l'adresse d'un jardinier qui demeure près d'ici, je lui ai acheté ce que tu vois, et j'ai dit à Greffard de ne rien cueillir du tout. II pourra montrer son jardin dans toute sa gloire.

— Bonne petite ! »
murmura le père; et il resta près d'elle, la contemplant dans son gracieux travail de bouquetière. Elle avait placé sur la grande table de bois blanc, destinée aux repas des pauvres, des potiches, des cornets, des vases et des jardinières de toutes les tailles et de toutes les formes, et elle les garnissait de fleurs et de feuillages, assortissant les couleurs, corrigeant, rajoutant une branche légère ici, une touffe épaisse là.

« Sont-elles bien, les grandes potiches ? » demanda-t-elle en se retournant vers son père, les mains encore pleines de jasmin. Mais son sourire s'effaça subitement : un étranger, à qui Catherine venait d'ouvrir, se présentait sur le seuil. Le docteur se retourna vivement pour voir ce qui causait l'étonnement de sa fille.

« Jean ! » s'écria-t-il d'un ton joyeux, en tendant ses deux mains au visiteur. « Comment viens-tu nous trouver ici ? depuis quand es-tu en France ? pourquoi ne m'as-tu pas prévenu tout de suite de ton arrivée ? Mon brave Jean ! je suis ravi de te revoir. Ces deux ans ont achevé de faire de toi un homme, et c'est pour le coup que ta mère va être fière de toi. L'as-tu vue ?

— J'ai passé un jour avec elle, et je retournerai bientôt à Saint-Roch : j'ai un congé de trois mois. Mais il me tardait de vous présenter mes respects, et je suis allé tout à l'heure chez vous à Rouen. J'y ai appris que vous fêtiez aujourd'hui le jour de naissance de mademoiselle — il s'inclina devant Pâquerette — en pendant la crémaillère dans votre maison de Bois Guillaume, etjen'ai pas voulu manquer cette fête-là. Je me suis permis d'apporter à Mlle Auribel quelques bibelots exotiques que j'ai laissés dans le vestibule...

— Nous allons les voir tout de suite, mon brave Jean. Comment, tu as pensé au jour de naissance de cette petite ! Je n'ai pu te montrer que son portrait, à ta dernière visite, et elle a bien grandi depuis : tu ne l'aurais pas reconnue ? Et toi, Pâquerette, aurais-tu reconnu Jean ? »


Ni Jean ni Pâquerette ne répondirent : ils étaient trop occupés à se regarder. Tous deux cherchaient à se reconnaître, Jean retrouvait peu à peu la petite Pâquerette d'autrefois dans cette belle jeune fille qui se tenait devant lui, étonnée et rougissante. C'était bien elle, sa petite Madame des anciens jours, si belle et si avenante, dont toutes les paroles, tous les mouvements le ravissaient d'aise ; et il se sentait revenir au cœur son ancien culte pour elle. Il y avait maintenant dans sa vie toute une période qui disparaissait, qui s'effaçait de sa mémoire : celle où distrait par ses travaux, par ses voyages, par ses préoccupations d'avenir, il n'avait plus songé à Pâquerette que comme à une charmante petite fille dont le gracieux caprice avait décidé de sa destinée. L'autel qu'il lui avait autrefois dressé dans son cœur se retrouvait subitement debout, et elle y trônait, reine absolue et incontestée. Ebloui, il baissa les yeux ; et il entendit le docteur qui disait : « Hé bien, vous reconnaissez-vous ? Tu ne donnes pas la main à Jean, Pâquerette ! » Alors il vit une petite main, qui tenait une branche de jasmin fleuri, se tendre vers lui par un geste hésitant et timide. La serrer comme celle d'un camarade lui eut paru une profanation ; il la souleva légèrement du bout des doigts, comme un objet précieux qu'on craint de froisser, et il y déposa un baiser.

Pâquerette devint rouge comme une cerise, et le docteur éclata de rire.

« Peste ! mon garçon, les voyages te profitent ! dit-il à Jean. C'est du dernier galant, ce que tu fais là ! par quelles douairières as-tu été éduqué depuis qu'on ne t'a vu ? Toutes les dames vont raffoler de toi..... Où vas-tu donc, Pâquerette ?

— Prévenir tante Monique... elle sera contente de voir M. Jean...

—En même temps, fais mettre son couvert : il nous racontera ses aventures à table. Tu vas nous rester quelques jours, n'est-ce pas, mon garçon ?

— Pardon, Monsieur, je repars ce soir. J'ai eu la chance extraordinaire d'arriver à Brest juste pour une session d'examens : je me suis fait inscrire, et il faut que je me présente après-demain. Si je suis reçu, cela me fera une bonne avance ; sans cela, je peux rester des années sans retrouver l'occasion d'aujourd'hui. Je reviendrai après l'examen, et j'irai ensuite passer le reste de mon congé à Saint-Roch.

— Tu y trouveras du changement, à Saint-Roch. Il commence à y venir des baigneurs, et on y a bâti quelques petites maisons qu'on leur loue. Monique et ma fille en louent une pour août et septembre, où elles donnent l'hospitalité à Dangrune ; j'y ai aussi ma chambre, et je vais les retrouver presque tous les dimanches. Nous allons passer de bonnes vacances ensemble. »


C'était bien l'avis de Jean Trémisort, mais ce fut à peine s'il osa le dire : il avait peur d'y mettre trop d'animation, et il se sentait pris tout à coup d'un besoin de dissimulation fort étranger à son caractère.

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