C'était au commencement d'août, et la journée s'annonçait belle. Il y avait onze ans passés que Jean Trémisort était sorti de la distribution des prix, fier de ses lauriers et du baiser de Pâquerette ; et il y avait juste seize ans que Pâquerette était venue au monde.
On avait choisi ce jour-là pour pendre la crémaillère à Bois-Guillaume. Car le docteur s'était décidé à faire bâtir sa maison sans attendre la vieillesse. A quoi bon s'établir à la campagne, à l'âge où l'on craint le froid et le chaud, où toutes les promenades semblent longues et où un bon fauteuil au coin du feu vous parait préférable à toutes les beautés de la nature ? Il vaut bien mieux jouir des champs et des bois, et sortir dès l'aurore pour admirer son jardin dans sa grâce matinale, pendant qu'on a bon pied, bon œil, et qu'on ne craint pas de s'enrhumer dans la rosée. Ainsi pensait le docteur, et il avait conformé sa conduite à ses principes, ce qui ne se voit pas tous les jours. Le plan de la maison avait été discuté en famille, pour qu'elle fût au goût de tous. Par égard pour Catherine, qui se faisait trop vieille pour se plaire à monter les escaliers, on n'avait point mis la cuisine en sous-sol. Mlle Monique avait demandé une grande salle garnie de bancs pour y recevoir ses pauvres ; car elle ne doutait pas d'avoir bien vite ses pauvres à Bois-Guillaume, comme elle les avait à Rouen. Pâquerette s'était réservé les questions d'ornement : à son avis, la bonne tante Monique ne s'y connaissait pas en fait d'élégance, non plus que le docteur, du reste: ils n'étaient pas dans le mouvement. Elle ne tenait pas d'ailleurs à ce qu'un objet coûtât cher : il lui suffisait qu'il fût joli.
Cela lui valait souvent les critiques de ses jeunes amies. disait Mlle Estelle Bardot, fille du notaire de la rue Jeanne-d'Arc,
Cela paraissait d'une simplicité misérable à Mlle Estelle, mais Pâquerette trouvait que c'était gai, ce rose et ce blanc, surtout le matin quand les rayons du soleil y pénétraient à travers un léger bouleau qu'on avait ménagé dans le tracé du jardin, et qui jetait des ombres mouvantes sur la tenture rose en face du lit. Avec des nœuds de rubans nichés ça et là, de gracieux bibelots sur tous les meubles, quelques belles gravures simplement entourées d'une bordure en bois doré, des fleurs fraîches dans un cornet de cristal, et un tapis moelleux sous les pieds, la chambre de Pâquerette était certes un joli séjour, qui avait un je ne sais quoi de jeune, de gai, de lumineux, parfaitement en rapport avec l'habitante du logis.
Elle était là, l'habitante, en négligé de matin, son abondante chevelure tordue et fixée sur le sommet de la tête avec une flèche d'argent, ses petits pieds chaussés de pantoufles rouges, et sa taille svelte serrée par une cordelière qui réunissait autour d'elle les plis d'un peignoir de léger lainage blanc. Tout à l'heure, elle s'habillerait ; sa toilette était là, étalée sur son lit, une fraîche robe de mousseline semée de boutons de roses, qu'elle avait choisie pour ce jour-là parce qu'elle lui allait bien, et qu'elle tenait à être aussi jolie que posssible pour ses seize ans. Mais elle avait du temps devant elle ; les bouquets, les compliments, les visites n'arriveraient pas avant l'heure du déjeuner ; et elle mettait la dernière main à la parure de sa chambre, redressant un nœud de ruban ici, un pli de rideau là, essuyant un peu de poussière échappée à l'attention de la domestique, disposant les statuettes et les bibelots de la façon la plus harmonieuse, et préparant des vases pour recevoir les fleurs qui ne manqueraient pas de lui arriver. Parfois elle levait le bras pour atteindre au-dessus de sa tête, et alors sa large manche se retroussait, laissant voir presque entièrement ce joli bras rond, aux contours encore enfantins, pendant que les formes de son corps gracieux se dessinaient sous l'étoffe souple et légère. Elle allait, venait, touchant à tout d'une main adroite et vive, changeant les objets de place, se reculant pour juger de l'effet, et penchant sa petite tête de côté comme un oiseau.
se dit-elle, dit en entrant le docteur, qui passait devant la porte ouverte. Pâquerette avait fini par se parler tout haut. Elle posa sur un meuble son délicat petit plumeau et courut se jeter dans les bras de son père.
dit-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur de son baiser.
M. Auribel, ému, la serra contre son cœur.
II se tut un moment, caressant de la main les beaux cheveux noirs dont les lourdes mèches ondulées échappaient à la flèche d'argent. Il pensait a tous les nuages qui viendraient voiler la joie rayonnante de cette jeune vie, mais il ne lui fit point de prédictions attristantes : à quoi bon ? Et puis, Monique et lui, avec leur tendresse vigilante, ne viendraient-ils pas à bout d'écarter les épines de son chemin ? Ils lui feraient une jeunesse heureuse, comme avait été son enfance ; ils n'étaient pas vieux, ils pouvaient espérer que quand ils quitteraient ce monde, ils la laisseraient au bras d'un mari digne d'elle, heureuse femme et heureuse mère... et le docteur sourit à l'avenir.
dit Pâquerette en se dégageant de ses bras. répondit la jeune fille en sautillant sur les marches de l'escalier qu'elle descendait avec son père.
E'enfant éclata de rire.
Elle s'arrêta en se frappant le front d'un air navré. cria d'en bas Mlle Monique, Et Pâquerette s'élança au-devant d'un jeune garçon qui venait de s'arrètèr devant la porte avec une brouette de jardinier remplie de fleurs.
dit-elle.
Le jeune jardinier remercia et partit.
reprit Pâquerette en frappant dans ses mains, demanda le docteur, intrigué.
murmura le père; et il resta près d'elle, la contemplant dans son gracieux travail de bouquetière. Elle avait placé sur la grande table de bois blanc, destinée aux repas des pauvres, des potiches, des cornets, des vases et des jardinières de toutes les tailles et de toutes les formes, et elle les garnissait de fleurs et de feuillages, assortissant les couleurs, corrigeant, rajoutant une branche légère ici, une touffe épaisse là.
demanda-t-elle en se retournant vers son père, les mains encore pleines de jasmin. Mais son sourire s'effaça subitement : un étranger, à qui Catherine venait d'ouvrir, se présentait sur le seuil. Le docteur se retourna vivement pour voir ce qui causait l'étonnement de sa fille.
s'écria-t-il d'un ton joyeux, en tendant ses deux mains au visiteur.
Ni Jean ni Pâquerette ne répondirent : ils étaient trop occupés à se regarder. Tous deux cherchaient à se reconnaître, Jean retrouvait peu à peu la petite Pâquerette d'autrefois dans cette belle jeune fille qui se tenait devant lui, étonnée et rougissante. C'était bien elle, sa petite Madame des anciens jours, si belle et si avenante, dont toutes les paroles, tous les mouvements le ravissaient d'aise ; et il se sentait revenir au cœur son ancien culte pour elle. Il y avait maintenant dans sa vie toute une période qui disparaissait, qui s'effaçait de sa mémoire : celle où distrait par ses travaux, par ses voyages, par ses préoccupations d'avenir, il n'avait plus songé à Pâquerette que comme à une charmante petite fille dont le gracieux caprice avait décidé de sa destinée. L'autel qu'il lui avait autrefois dressé dans son cœur se retrouvait subitement debout, et elle y trônait, reine absolue et incontestée. Ebloui, il baissa les yeux ; et il entendit le docteur qui disait : Alors il vit une petite main, qui tenait une branche de jasmin fleuri, se tendre vers lui par un geste hésitant et timide. La serrer comme celle d'un camarade lui eut paru une profanation ; il la souleva légèrement du bout des doigts, comme un objet précieux qu'on craint de froisser, et il y déposa un baiser.
Pâquerette devint rouge comme une cerise, et le docteur éclata de rire.
dit-il à Jean.
C'était bien l'avis de Jean Trémisort, mais ce fut à peine s'il osa le dire : il avait peur d'y mettre trop d'animation, et il se sentait pris tout à coup d'un besoin de dissimulation fort étranger à son caractère.
Chapitres:
samedi 27 octobre 2007
X.- Pour pendre la crémaillère. — La chambre de Pâquerette. — Pour ne pas faire de peine à Greffard. — Se reconnaissent-ils ?
Publié par jjoa à 10:00
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