Chapitres:

dimanche 21 octobre 2007

VII.- Retour à Saint-Roch — Qu'en fera-t-on ? - Entrée en scène du professeur Dangrune. — Une grande résolution.

Quand la mère Agathe revit son fils après dix mois d'absence, des observateurs peu perspicaces auraient pu croire que c'était là pour elle un événement fort ordinaire, car elle lui parla à peine, et s'occupa tout d'abord de ce qui pouvait être utile ou agréable à ses hôtes. Mais quand elle vit Mlle Ollivier affairée à vider ses malles, aidée par Pâquerette pour qui c'était un grand plaisir, elle revint à Jean ; sans rien dire, elle l'entoura de ses bras, alla s'asseoir avec lui sur la pierre du foyer, où elle le tint serré contre son cœur, et couvrit son visage de baisers en fondant en larmes.

L'enfant se redressa, et lui jetant ses bras autour du cou, il se mit à pleurer aussi. Cela lui faisait du bien ; toute son amertume, tout son chagrin du jour de la fête se fondaient en attendrissement confiant. Là, sur le cœur de sa mère, il se sentait chez lui, à l'abri de toute humiliation, défendu par son amour contre toute blessure. Il n'avait pas besoin de lui dire de quoi il avait souffert ; à quoi bon lui causer cette peine ? Elle n'existait plus, d'ailleurs, puisque rien que d'être auprès d'elle il se trouvait consolé. Il la laissa donc croire qu'il ne pleurait que de joie, comme elle, et du souvenir de la longue séparation; et quand ils eurent tous deux retrouvé la parole, il en eut long à lui raconter sur sa nouvelle vie. Elle l'écoutait avec passion, le dévorant des yeux. Était-ce bien possible que ce fût son Jean, ce grand garçon qui parlait si bien, qui savait tant de choses, qui rapportait de l'école des livres qu'il avait gagnés, plus dorés et plus beaux que ceux qu'elle avait vus chez monsieur le curé ! Et il n'en était pas plus fier, il embrassait sa mère aussi tendrement que quand il courait nu-pieds sur la grève ! Elle savait bien qu'ils se trompaient, le vieux cordonnier, et Blouville l'ancien maître d'équipage, et la grosse épicière du coin du marché, quand ils lui assuraient que l'instruction menait les fils à mépriser leur mère ! elle n'aurait pour les confondre qu'à leur montrer Jean et ses prix.

Pendant ce temps-là, le docteur, qu'un malade imprévu avait retenu à Rouen, s'occupait de l'avenir de Jean. Il avait questionné tous ses maîtres ; l'enfant montrait surtout une aptitude remarquable pour les sciences, et il avait dû lire et relire vingt fois les petits traités de physique et d'histoire naturelle qu'on lui avait mis entre les mains, car il en savait là-dessus beaucoup plus qu'on n'en avait vu dans les cours du soir. C'était dommage qu'il ne pût pas pousser ses études de ce côté-là....

Oui, c'était dommage..... mais où cela pourrait-il le mener ? Médecin ? professeur ? il faudrait des études complètes, du temps, de l'argent.... le docteur Auribel n'était pas assez riche pour se donner le luxe de faire de Jean un bachelier, un étudiant et le reste. Comment faire ?

Il s'en allait sur le cours Boieldieu, cherchant une solution au problème, lorsqu'il fut arrêté par une main qui se posa sur son bras.

« Hé ! docteur, quelle préoccupation avez-vous donc, que vous ne voyez rien ni personne ? »

Le docteur leva la tête, et reconnut le vieux professeur d'histoire naturelle du lycée, le père Dangrune, comme l'appelaient les élèves : un homme dans son genre, toujours à la recherche des « sujets d'élite », comme il disait, pour les aider à trouver leur voie. C'était vraiment une rencontre providentielle ; il lui exposa en détail le cas de Jean Trémisort, et lui demanda conseil.

« Conseil, mon cher ? dit le professeur. Il faut d'abord que j'examine votre bonhomme. Il est à Saint-Roch, dites-vous ? un village au bord de la mer, dans un beau pays ? Y trouve-t-on une auberge proprement tenue, capable d'héberger pendant quelques semaines un honnête homme qui n'est pas difficile ? Oui ? Eh bien, j'irai m'y établir ; j'avais justement envie de faire pendant ces vacances de l'herborisation, de la géologie et autres amusettes à l'usage des pédants. Je prendrai le gamin pour me porter mes boîtes, je le ferai causer, et je vous dirai bientôt au juste ce qu'il vaut. On verra ensuite ce qu'on peut faire pour lui. »

Huit jours après, le « père Dangrune » était installé à Saint-Roch ; huit jours après encore, il écrivait à son ami le docteur : « Vous pouvez venir, mon cher ami ; le gamin est un « sujet d'élite » et c'est un devoir de lui faire la courte-échelle. Je vous exposerai mon plan, après quoi, si cela vous va, vous parlerez à la mère et à l'enfant. »

Le docteur partit, et alla droit à l'auberge où logeait Dangrune. Il pleuvait : le professeur était resté dans sa chambre, et il écrivait entouré de gros livres fort usés.

« Ah ! vous voilà ? dit-il. Je m'occupais justement de votre protégé ! Tenez, regardez ce que je faisais.

— Quoi, du latin !

Oui : le petit en aura besoin. Je ne sais pas comment il a fait, mais il en sait déjà plus que bien des élèves de sixième. Seulement, ce sont des lambeaux de latin, avec des trous énormes : il s'agit de coudre tout cela et d'en faire une étoffe qui se tienne. Moi, ce n'est pas mon métier, le latin, et j'ai un peu oublié le mien ; c'est pourquoi j'ai fait venir un De Viris, une grammaire, des dictionnaires ; je repasse les éléments, et je prépare des devoirs....

— Quel brave homme vous êtes, Dangrune !
dit le docteur ému en serrant la main de son ami.

— Et vous donc, Auribel ! il me semble que dans cette affaire ce n'est pas moi qui ai commencé.... Mais écoutez mon plan. Je fais travailler l'enfant pendant toutes les vacances : il ne demande pas mieux. Si vous voyiez cela ! c'est une ardeur pour tout ce qu'on lui enseigne ! et il n'oublie rien. Au mois d'octobre, nous le faisons entrer au lycée, avec une bourse...

— Je vous arrête là : il faut l'obtenir, la bourse !

— Je m'en charge ; j'ai des amis influents, je les tourmenterai. Ils pourront bien se remuer un peu, si je les en prie : je ne leur ai jamais rien demandé pour moi, que diable !

— Mais vous avez dû leur demander souvent pour d'autres, n'est-ce pas ?

— Je ne dis pas, mais..... enfin, si l'enfant passe un bon examen, et il n'y manquera pas, nous obtiendrons la bourse : j'en fais mon affaire. Nous ne la demanderons pas pour Rouen, parce qu'il n'est pas du département ; nous la demanderons pour Caen ; et lorsqu'il y sera, je me charge de le recommander. Là, c'est entendu : parlez à la mère, et au garçon ensuite. Hé bien ? qu'est-ce qui vous prend ?

—Dangrune, mon ami, c'est grave.... Si nous allions jeter dans le monde un déclassé de plus ?

— Il n'y a pas de risque : le petit bonhomme est aussi énergique qu'intelligent. Si à un certain âge il ne donne pas tout ce qu'il promettait, nous arrêterons ses études : avec ce qu'il saura nous trouverons toujours moyen de le caser quelque part. Mais il ira loin : fiez-vous à moi, je m'y connais en enfants, depuis trente ans que je manie des écoliers. »


Le docteur s'en alla trouver Agathe. En sa qualité de médecin, il avait l'habitude de parler aux gens du peuple et de se faire comprendre d'eux ; mais il s'agissait cette fois de quelque chose de plus compliqué que des prescriptions médicales, et il eut de la peine à expliquer à la mère ce qu'il était question de faire pour son fils. Mais elle l'arrêta bientôt :

« J'ai compris, Monsieur ; oh ! j'ai bien compris..... Mon Jean ira au collège, et il deviendra un savant, un homme distingué... ».

Et comme ce mot dans sa bouche semblait étonner le docteur, elle reprit:

« Je veux dire, un homme qui aura des manières polies, qui ne dira que des mots honnêtes, qui ne criera pas, qui ne jurera pas, qui ne boira pas...... Je pense que c'est d'avoir passé plusieurs années à la ville chez des bourgeois qui parlaient doucement, mais je n'ai jamais pu m'habituer aux façons des gens de par ici, et cela me désolait de penser que mon Jean pourrait devenir grossier comme eux...... Je ne sais que dire pour vous remercier, Monsieur, vous et M. Dangrune...... Est-ce qu'il faudra beaucoup d'argcnt pour faire entrer Jean au collège ? J'en ai un peu ; je ne dépense guère, surtout à présent que je suis seule....

— Soyez tranquille ; s'il entre au collège, il ne paiera rien, il n'y aura qu'un trousseau à lui donner.

— Et il sera habillé tout en drap, comme étaient les écoliers à Évreux, du temps que j'étais jeune fille ?

— Oui..... Mais, ma bonne Agathe, il faut réfléchir à une chose : êtes-vous bien sûre du cœur de Jean ? On en a vu des garçons très intelligents qui devenaient des messieurs haut placés et riches, et qui ne.... se souciaient plus beaucoup de leurs parents..... »


Agathe rougit et baissa la tête. « Pauvre femme ! » se dit le docteur en regardant ses mains qui tremblaient. Au bout d'un instant, elle se remit et le regarda d'un air assuré.

« Je ne crois pas que mon Jean soit jamais capable de mépriser sa mère, dit-elle d'une voix enrouée par l'émotion. Mais quand cela devrait arriver, Monsieur, est-ce que le bon Dieu ne me l'a pas donné pour que je le rende heureux ? Moi, cela ne fait rien..... je veux dire je serai toujours contente, même sans le voir, quand je saurai qu'il est content. S'il devient un savant, je serai si fière d'étre sa mère! Je n'irai pas m'en vanter et crier à tout le monde : c'est mon fils ! j'aurais peur de lui faire tort ; mais c'est dans mon cœur que je serai heureuse !

— En attendant, mère Agathe, c'est lui qui peut être fier d'avoir une mère comme vous.

— Mais c'est tout simple, Monsieur ! Quand votre petite fille sera grande, est-ce que vous ne la donnerez pas à celui qu'elle aimera, quand même il devrait l'emmener bien loin de vous ? On aime ses enfants pour eux et non pas pour soi. »


Du côté de Jean, M. Auribel ne trouva pas plus de difficulté. Au mot de lycée, les yeux de l'enfant étincelèrent, il devint pâle, puis rouge, et balbutia à grand'peine : « Oui... oui... Monsieur... merci, Monsieur..... Maman veut bien, Monsieur ? » Et puis tout à coup, une idée lui venant:

« Mais, Monsieur ? quand est-ce que je pourrai lui gagner sa vie ? »

Le visage du docteur s'épanouit ; il était sûr maintenant que l'enfant avait du cœur. II le rassura, lui expliquant que sa mère pouvait travailler maintenant qu'elle était encore jeune, et qu'elle n'aurait pas de sitôt besoin de son secours. Il avait le temps de s'instruire ; et quand il serait devenu homme, il lui gagnerait bien mieux sa vie que s'il était resté ouvrier jardinier. Le sort qu'il pourrait faire à sa mère dépendait de lui ; plus il apprendrait, plus il pourrait monter haut....

« Oui, je deviendrai un grand homme, un homme célèbre ! s'écria l'enfant exalté ; on parlera de moi partout, j'aurai la croix, et c'est à elle que je viendrai l'apporter pour qu'elle la mettre à ma boutonnière !

— Pourquoi pas ?
dit le docteur en riant. Cela pourra très bien arriver. Travaille, mon ami ; je vais écrire pour demander ta bourse. »

Jean, resté seul, se tâta pour voir si c'était bien lui. C'est qu'en vérité il ne se reconnaissait plus : il se sentait grandir, grandir..... sa tête allait toucher les astres.

« Ah ! pensait-il, ils ont dit : « singulière petite fille... » Je deviendrai un homme célèbre, moi, comme ceux dont on met les histoires dans les livres ; et quand j'entrerai quelque part, on me regardera, on dira : c'est M. Jean Trémisort. Dans ce temps-là, elle pourra danser avec moi sans qu'on la trouve singulière... je pourrai aller partout où elle ira, et on sera trop heureux de me recevoir... »

Jean avait commencé par penser tout bas, et il avait fini par parier très haut, gesticulant et menaçant du poing les absents qui avaient raillé Pâquerette par mépris pour lui. Une voix l'appela de la grève.

« Jean ! deviens-tu fou ? Allons, futur grand homme, arrive, que je te donne une leçon d'arithmétique. Tu n'as pas le temps à perdre, si tu veux gagner ta croix de la Légion d'honneur. »

Jean s'arrêta court sur le sentier de douanier où il était allé, tout en haut des falaises, pour donner de l'air à sa joie, et il vit au-dessous de lui sur le sable M. Dangrune qui riait : le docteur venait de lui répéter ses paroles. L'enfant chercha des yeux un chemin par où le rejoindre, et sautant, glissant, bondissant sur la descente accidentée, il arriva bientôt en bas.

« Hé ! doucement, mon ami ! lui dit Dangrune. Pour devenir un grand homme, il faut commencer par ne pas te casser le cou. Tu es donc content ?

— Oh ! monsieur Dangrune, que vous êtes bon ! et monsieur le docteur, et mademoiselle Ollivier ! Mais vous verrez, je deviendrai quelqu'un.

— J'y compte bien, mon garçon. Allons travailler. »

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