Quand la mère Agathe revit son fils après dix mois d'absence, des observateurs peu perspicaces auraient pu croire que c'était là pour elle un événement fort ordinaire, car elle lui parla à peine, et s'occupa tout d'abord de ce qui pouvait être utile ou agréable à ses hôtes. Mais quand elle vit Mlle Ollivier affairée à vider ses malles, aidée par Pâquerette pour qui c'était un grand plaisir, elle revint à Jean ; sans rien dire, elle l'entoura de ses bras, alla s'asseoir avec lui sur la pierre du foyer, où elle le tint serré contre son cœur, et couvrit son visage de baisers en fondant en larmes.
L'enfant se redressa, et lui jetant ses bras autour du cou, il se mit à pleurer aussi. Cela lui faisait du bien ; toute son amertume, tout son chagrin du jour de la fête se fondaient en attendrissement confiant. Là, sur le cœur de sa mère, il se sentait chez lui, à l'abri de toute humiliation, défendu par son amour contre toute blessure. Il n'avait pas besoin de lui dire de quoi il avait souffert ; à quoi bon lui causer cette peine ? Elle n'existait plus, d'ailleurs, puisque rien que d'être auprès d'elle il se trouvait consolé. Il la laissa donc croire qu'il ne pleurait que de joie, comme elle, et du souvenir de la longue séparation; et quand ils eurent tous deux retrouvé la parole, il en eut long à lui raconter sur sa nouvelle vie. Elle l'écoutait avec passion, le dévorant des yeux. Était-ce bien possible que ce fût son Jean, ce grand garçon qui parlait si bien, qui savait tant de choses, qui rapportait de l'école des livres qu'il avait gagnés, plus dorés et plus beaux que ceux qu'elle avait vus chez monsieur le curé ! Et il n'en était pas plus fier, il embrassait sa mère aussi tendrement que quand il courait nu-pieds sur la grève ! Elle savait bien qu'ils se trompaient, le vieux cordonnier, et Blouville l'ancien maître d'équipage, et la grosse épicière du coin du marché, quand ils lui assuraient que l'instruction menait les fils à mépriser leur mère ! elle n'aurait pour les confondre qu'à leur montrer Jean et ses prix.
Pendant ce temps-là, le docteur, qu'un malade imprévu avait retenu à Rouen, s'occupait de l'avenir de Jean. Il avait questionné tous ses maîtres ; l'enfant montrait surtout une aptitude remarquable pour les sciences, et il avait dû lire et relire vingt fois les petits traités de physique et d'histoire naturelle qu'on lui avait mis entre les mains, car il en savait là-dessus beaucoup plus qu'on n'en avait vu dans les cours du soir. C'était dommage qu'il ne pût pas pousser ses études de ce côté-là....
Oui, c'était dommage..... mais où cela pourrait-il le mener ? Médecin ? professeur ? il faudrait des études complètes, du temps, de l'argent.... le docteur Auribel n'était pas assez riche pour se donner le luxe de faire de Jean un bachelier, un étudiant et le reste. Comment faire ?
Il s'en allait sur le cours Boieldieu, cherchant une solution au problème, lorsqu'il fut arrêté par une main qui se posa sur son bras.
Le docteur leva la tête, et reconnut le vieux professeur d'histoire naturelle du lycée, le père Dangrune, comme l'appelaient les élèves : un homme dans son genre, toujours à la recherche des « sujets d'élite », comme il disait, pour les aider à trouver leur voie. C'était vraiment une rencontre providentielle ; il lui exposa en détail le cas de Jean Trémisort, et lui demanda conseil.
dit le professeur.
Huit jours après, le « père Dangrune » était installé à Saint-Roch ; huit jours après encore, il écrivait à son ami le docteur :
Le docteur partit, et alla droit à l'auberge où logeait Dangrune. Il pleuvait : le professeur était resté dans sa chambre, et il écrivait entouré de gros livres fort usés.
dit-il. dit le docteur ému en serrant la main de son ami.
Le docteur s'en alla trouver Agathe. En sa qualité de médecin, il avait l'habitude de parler aux gens du peuple et de se faire comprendre d'eux ; mais il s'agissait cette fois de quelque chose de plus compliqué que des prescriptions médicales, et il eut de la peine à expliquer à la mère ce qu'il était question de faire pour son fils. Mais elle l'arrêta bientôt :
Et comme ce mot dans sa bouche semblait étonner le docteur, elle reprit:
Agathe rougit et baissa la tête. « Pauvre femme ! » se dit le docteur en regardant ses mains qui tremblaient. Au bout d'un instant, elle se remit et le regarda d'un air assuré.
dit-elle d'une voix enrouée par l'émotion.
Du côté de Jean, M. Auribel ne trouva pas plus de difficulté. Au mot de lycée, les yeux de l'enfant étincelèrent, il devint pâle, puis rouge, et balbutia à grand'peine : Et puis tout à coup, une idée lui venant:
Le visage du docteur s'épanouit ; il était sûr maintenant que l'enfant avait du cœur. II le rassura, lui expliquant que sa mère pouvait travailler maintenant qu'elle était encore jeune, et qu'elle n'aurait pas de sitôt besoin de son secours. Il avait le temps de s'instruire ; et quand il serait devenu homme, il lui gagnerait bien mieux sa vie que s'il était resté ouvrier jardinier. Le sort qu'il pourrait faire à sa mère dépendait de lui ; plus il apprendrait, plus il pourrait monter haut....
s'écria l'enfant exalté ; dit le docteur en riant.
Jean, resté seul, se tâta pour voir si c'était bien lui. C'est qu'en vérité il ne se reconnaissait plus : il se sentait grandir, grandir..... sa tête allait toucher les astres.
pensait-il,
Jean avait commencé par penser tout bas, et il avait fini par parier très haut, gesticulant et menaçant du poing les absents qui avaient raillé Pâquerette par mépris pour lui. Une voix l'appela de la grève.
Jean s'arrêta court sur le sentier de douanier où il était allé, tout en haut des falaises, pour donner de l'air à sa joie, et il vit au-dessous de lui sur le sable M. Dangrune qui riait : le docteur venait de lui répéter ses paroles. L'enfant chercha des yeux un chemin par où le rejoindre, et sautant, glissant, bondissant sur la descente accidentée, il arriva bientôt en bas.
lui dit Dangrune.
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