Chapitres:

mercredi 31 octobre 2007

XII.- Retour à Saint-Roch. — La Mignonnette. — L'album de Jean. — Pourquoi ?

Cette fois-ci, c'est un léger petit break, surmonté d'un toit à franges en toile blanche, qui amène les voyageurs à Saint-Roch. Une charrette vient par derrière avec les malles, et les deux équipages tournent derrière l'église et descendent à grand bruit la rue cahoteuse, pavée de galets, qui les mène à la porte de la Mignonnette, louée pour la saison par le docteur. Agathe est là, derrière la grille du petit jardin, qu'elle ouvre avec empressement.

« Bonjour, Mesdames ! bonjour, monsieur le docteur ! bonjour, monsieur Dangrune ! Avez-vous fait bon voyage ? n'avez-vous pas eu trop de poussière ? il fait si chaud ! Entrez vite, il y a du cidre frais dans la salle à manger, et des gâteaux, de ceux que Mlle Pâquerette aime. Je vais faire monter les malles dans vos chambres... Ah ! en voilà une que vous n'aviez pas l'année dernière : à qui est-elle ?

— A Pâquerette,
dit Mlle Ollivier en riant. Vous n'avez pas idée, madame Trémisort, comme les petites filles deviennent coquettes en grandissant. Il a fallu une malle de plus à celle-ci pour ses toilettes, sous prétexte qu'il venait à présent beaucoup de monde à Saint-Roch, qu'on y avait fondé un casino et que nous aurions peut-être envie d'y aller. Je vous demande un peu, qui est-ce qui pourra avoir cette envie-là, de nous quatre!

— Vous serez toujours bien trois, Mademoiselle, qui aurez envie d'y aller pour y conduire Mlle Pâquerette, si ça l'amuse. Les enfants, est-ce qu'on n'est pas trop heureux de leur faire plaisir ! Et puis c'est bien naturel d'aimer s'attifer, à cet âge ! »


Ayant énoncé ces vérités incontestables, Agathe alla présider à la distribution des colis dans les diverses chambres : ce n'était pas la première fois que la famille venait habiter la Mignonnette, et elle connaissait les malles et les habitudes de chacun. Pâquerette eut vit fait de grignoter les petits gâteaux et de boire sa part du bon cidre piquant, de renouveler connaissance avec la femme chargée de les servir et de distribuer des bonbons à ses enfants qui étaient accourus pour voir la demoiselle ; et elle grimpa en courant l'escalier de meunier qui menait à sa chambre.

Elle ouvrit vivement la fenêtre.

« Oh ! la mer ! elle est encore plus belle que l'an dernier ! n'est-ce pas, mère Agathe ?

— Je ne sais pas, Mademoiselle : quand on la voit tous les jours, on ne peut pas trouver qu'elle change d'une année à l'autre. Mais quand on l'a quittée et qu'on y revient, cela vous fait de l'effet de la revoir, c'est bien sûr : c'est presque comme la première fois...

— La première fois ? Moi, je n'ai pas eu de première fois : j'étais si petite ! ce n'est pas la mer que je me rappelle le mieux ; de ce voyage-là. Mais vous, est-ce que vous vous souvenez de la première fois ?

— Oui... je l'ai trouvée bien belle... Elle était calme, toute bleue, le soleil brillait dessus... J'étais avec Germain, nous venions de nous marier, et il était content de me la montrer par un beau temps... Il ne m'est pas venu à l'idée, à ce moment-là, qu'un jour viendrait où elle ferait mon malheur...

— Pauvre mère Agathe !
— et Pâquerette entoura la veuve de ses bras et baisa tendrement son visage subitement attristé ! — Mais vous avez votre fils... un bon fils.

— Oh ! oui, un bon fils ! personne à Saint-Roch n'en a un pareil... ni ailleurs, je pense, ou du moins il n'y en a pas un meilleur... J'avais bien juré qu'il ne serait pas marin ; et voilà qu'il l'est à moitié tout de même.

— Oh ! pas même à moitié, mère Agathe. Il n'ira jamais sur des barques de pêche, il ne voyagera que sur de grands navires de l'État qui sont solides et qui ne font pas naufrage ; et puis il demeurera souvent dans des ports, et s'il devient professeur, alors il ne naviguera plus.

— C'est bien ce qu'il dit, Mademoiselle, et il me prendra avec lui dans ce temps-là. Mais ce n'est pas de sitôt ; il parait qu'il y a une quantité d'examens à passer.

— Oui, et il en a passé déjà un ces jours-ci, pour être médecin de deuxième classe : il est arrivé juste à temps. Quel bonheur s'il pouvait être reçu !

— Oh ! il sera reçu ! »
répondit Agathe. Le ton de sa voix marquait un certain étonnement et même un peu de déplaisir : comment cette jeune fille se permettait-elle de penser que Jean pourrait n'être pas reçu ? Pour Agathe, Jean possédait toute science. Pâquerette la comprit et se hâta de s'excuser.

« Oh ! mère Agathe, c'est que ce sont des examens si difficiles ! Et puis, les autres ont eu le temps de se préparer : lui, il arrive de voyage, bien fatigué, et il faut qu'il réponde à une quantité de questions au lieu de se reposer. Mais vous avez raison, il sera reçu, certainement..... Et il viendra ici ensuite, n'est-ce pas ?

— Il me l'a promis, »
répondit la mère avec assurance. Elle ne se serait pas permis de douter d'une promesse de son fils.

La famille s'installa confortablement à la Mignonnette. Mlle Monique et Pâquerette habitaient le premier étage, où l'on réservait une chambre au docteur, qui devait venir souvent le samedi soir ; M. Dangrune perchait au second, et consacrait la chambre voisine de la sienne à ses échantillons de minéralogie, d'entomologie et de botanique. Il s'était repris d'une plus belle ardeur pour l'histoire naturelle, depuis que Jean avait ajouté à ses collections des plantes, des insectes et des pierres exotiques, et il cherchait à se faire une élève de Pâquerette. La jeune fille s'amusait à réunir des minéraux et à composer un herbier des algues si nombreuses et si variées à Saint-Roch, mais elle refusait absolument de tremper dans les massacres de papillons, et quant aux fleurs, elle aimait mieux en faire des bouquets que de les écraser entre deux feuilles de papier gris.

Au bout de huit jours, Jean arriva avec son second galon, ce qui ne surprit point sa mère. Il s'installa dans la « chambre de Germain » pour le reste de son congé, et fit l'admiration d'Agathe par les beaux livres qu'il rangea sur la commode et les cartes qu'il accrocha aux murs.

« Tu ne peux donc pas rester sans travailler ? » lui dit-elle.

« J'ai tant de choses à apprendre ! » répondit-il. Elle le regarda et secoua la tête : cela lui plaisait à dire, mais elle ne pouvait pas le croire.

Il alla faire une visite à Mlle Ollivier et à Pâquerette, mais il ne s'offrit point pour diriger comme autrefois leurs promenades : il ne voulait pas s'imposer et attendait qu'on l'invitât. Mais comment ne pas se rencontrer, quand on habite un village d'où l'on sort toujours par la même route ? La première fois que les deux femmes s'enfoncèrent dans le sentier de la fontaine Verte en quête d'un site à peindre, elles trouvèrent Jean perché sur un talus, un album à la main, faisant le croquis d'une ferme entourée de pommiers. Il sauta au bas de son talus et vint les saluer. Pâquerette allongea la tête vers son album resté ouvert.

« Voulez-vous voir, Mademoiselle ? » dit-il en le lui tendant. Elle rougit, mais elle prit l'album. Le dessin était déjà entièrement ébauché et avait bonne tournure.

« Comme vous dessinez bien ! n'est-ce pas, tante Monique ? dit Pâquerette.

— J'ai eu des prix de dessin au lycée, et depuis, je me suis exercé partout où je suis allé à faire des croquis d'après nature. C'est très utile quand on voyage : on fixe ainsi ses souvenirs, et on est bien aise plus tard de retrouver des indications qui vous remettent tant bien que mal sous les yeux les objets qui vous avaient frappé. Un des officiers de mon bord avait un appareil photographique : mais c'est compliqué, on ne trouve pas partout à remplacer les produits qui vous manquent ; et puis..... c'est très fidèle, sans doute, comme lignes, mais je préfère un simple croquis, je trouve qu'il rend mieux l'impression générale.

— A condition que le dessin soit bien fait,
interrompit Mlle Monique, et c'est une condition que les vôtres remplissent, si j'en juge par celui-ci. Y en a-t-il d'autres dans l'album ?

— Il en est presque rempli, et s'il vous est agréable de les regarder..... Mais vous êtes très mal ici ; je connais à vingt pas un petit coin de prairie abrité par un grand chêne au pied duquel on peut s'asseoir.....

— Conduisez-nous au pied du chêne, et vous nous ferez voyager dans votre album. Ce sera comme si nous étions allées en Chine. »


II les guida, et bientôt elles furent assises sur les grosses racines de l'arbre, les pieds dans l'herbe verte et fine. Monique tenait l'album, dont Pâquerette tournait les feuillets. Jean, debout devant elles, faisait, comme disait en plaisantant la jeune fille, l'explication des images.

Cela dura longtemps ; chaque dessin donnait lieu à des questions, et Jean ne se lassait pas plus de parler que ses compagnes de l'entendre. Mlle Ollivier l'écoutait avec un intérêt quasi-maternel ; n'avait-elle pas été la première institutrice de Jean ? Elle était fière de son élève : toutes ses paroles, toutes ses manières ne pouvaient qu'augmenter la bonne opinion qu'il avait su donner de lui le jour de son retour. C'eût été vraiment dommage de le laisser à Saint-Roch, ou d'en faire un garçon jardinier.

Pâquerette n'en voyait pas si long: elle était sous le charme et ne raisonnait point. Elle sentait, sans se formuler nettement sa pensée, qu'on pouvait tirer une barre entre le passé et le présent. Du Jean d'autrefois, il n'était plus question : quant à la Pâquerette d'autrefois..... elle ne la retrouvait plus, tant celle d'aujourd'hui lui paraissait différente. Jean ne lui parlait plus du tout en camarade, comme il l'avait fait longtemps encore pendant ses années de lycée. Cela lui faisait plaisir : cela lui prouvait qu'il ne la considérait pas comme une petite fille. Par moments pourtant, elle se demandait s'il n'était pas trop poli ; comme il l'aurait été-avec n'importe quelle étrangère, avec Estelle, par exemple, qui avait beaucoup cherché à attirer son attention le jour de la crémaillère. Elle aurait voulu une nuance qui marquât... quoi ? elle n'en savait rien. Pas de la familiarité, ce n'eût pas été convenable ; mais une façon d'être avec elle qui eût quelque chose de particulier..... Puis elle se prenait à rire d'elle-même. « Je suis folle, pensait-elle ; on voit bien que je n'ai pas encore l'habitude d'être traitée en grande fille. » Et elle concentrait toutes ses facultés sur l'album et sur les récits de Jean, admirant son talent, son savoir et la grâce de sa parole.

Elle découvrit tout à coup que le dessin devait être la chose du monde la plus amusante. Cette idée-là ne lui était pas encore venue devant les œuvres de sa tante. Mlle Ollivier avait pour la peinture une passion malheureuse ; non qu'elle manquât de goût, car elle savait très bien juger les dessins d'autrui et se rendait même compte de ses propres défauts. Mais l'adresse de la main lui manquait, et elle n'avait jamais pu l'acquérir. Il y avait dans sa vie artistique jusqu'à un tableau réussi : Ce tableau, de petites dimensions, représentait trois ânes dans un pré, et elle avait vraiment bien rendu leur physionomie paisible et résignée. Elle l'avait offert à une loterie, où il avait eu un grand succès ; et depuis, il ne s'organisait pas à Rouen une loterie de bienfaisance qu'on ne vînt lui dire : « Mademoiselle, faites-nous donc encore des petits ânes ! » Elle riait, et rééditait complaisamment ses Aliborons. Le reste, paysages, vaches, chevaux et bonshommes, ne valait pas grand'chose. Elle s'en consolait en disant : « Bah ! puisque cela m'amuse ! » mais elle n'osait pas donner de conseils à Pâquerette, qui livrée à elle-même ne prenait pas le goût du dessin. Jean était un professeur tout trouvé; et par la force des choses, sans qu'il se fût offert ni qu'on lui eût demandé des leçons, il fut bientôt de toutes les promenades artistiques, dirigeant le crayon et le pinceau de Pâquerette, et animant par quelques personnages bien campés les paysages de Mlle Monique, enchantée de cette collaboration.

M. Dangrune, qui ne se souciait pas de la peinture, mais qui aimait la société, venait retrouver les artistes, avec sa boite de fer-blanc en sautoir et ses poches pleines de pierres qui faisaient pendre ses vêtements de la façon la plus comique. Pâquerette en riait comme une folle. Jean lui fit pourtant prendre goût aux herbiers en lui enseignant sa méthode. En face de la plante desséchée, il peignait la fleur vivante, avec son attitude ordinaire, sa grâce et ses vives couleurs. Pâquerette put ainsi faire connaissance avec plusieurs des plantes exotiques dont il lui avait apporté des graines, en attendant qu'elle les vît pousser et fleurir.

C'est une chose bien extraordinaire que la tendance des gens qui ne sont plus jeunes à oublier leur jeunesse. Le docteur Auribel avait eu vingt ans, et Monique Ollivier en avait eu seize ; et non seulement ils ne se souvenaient plus des sentiments qui avaient pu agiter leurs jeunes années mais ils ne songeaient ni l'un ni l'autre que Pâquerette n'était plus une enfant. Ils partageaient en cela l'aveuglement habituel des pères de famille, qui continuent à dire « cette petite » et à ne pas s'apercevoir que la petite a grandi, fût-elle près de coiffer sainte Catherine. Les mères sont souvent plus clairvoyantes ; mais Mlle Monique, malgré sa tendresse et son dévouement, n'était pas une mère. Ils n'entendirent donc ni l'un ni l'autre la divine chanson de printemps que chantait le cœur de Pâquerette. Si ses yeux bleus jetaient un éclat plus vif et plus doux, si son visage délicat prenait des teintes d'aurore, si tout rayonnait en elle, c'était l'effet de l'air salin et du séjour de la campagne. Si elle se plaisait à varier ses ajustements, à piquer des fleurs dans ses cheveux et à son corsage, à renouveler ses nœuds de rubans, à mettre sur la grève de Saint-Roch ou dans les chemins creux des robes qui auraient fait encore fort bonne figure sur les promenades de Rouen, c'était un goût de toilette, bien naturel à son âge. Après tout, s'ils avaient demandé à Pâquerette le pourquoi de toutes ces choses, elle eût été bien embarrassée de leur répondre ; elle agissait ainsi par instinct, et si sa beauté rayonnait comme éclairée par une flamme intérieure, c'est que la joie de son cœur se répandait sur son visage. Ce qu'elle savait seulement, c'est qu'elle était heureuse, heureuse comme une reine, ainsi qu'on disait dans les contes de l'ancien temps : pour elle, il continuait à y avoir de la joie dans l'air.

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