Je ne sais plus comment s'appelait ce sultan qui ne comptait dans sa vie que quatorze jours de bonheur. Je suppose qu'il disait vrai ; en tout cas, comment pourrait-on le contredire ? le bonheur étant une chose essentiellement personnelle, nul ne pouvait en savoir plus long que lui là-dessus. Seulement, il y a là, en vérité, de quoi dégoûter du métier de sultan. Quatorze jours de bonheur ! A moins d'étre affligé d'un de ces caractères grincheux qui ne sont jamais contents de rien, quel est le mortel, fût-il chiffonnier ou mendiant, qui n'en a pas eu davantage ? Jean n'était pas sultan, il n'était que médecin de troisième classe de la marine ; pourtant, à la liste déjà très longue de ses jours heureux, il en ajouta huit cette année-là, les huit qu'il passa auprès de sa mère. Même l'ombre qui projetait le départ prochain sur ce bonheur ne parvenait pas à en atténuer l'éclat. Agathe, tout en jouissant de la présence de son fils, étouffait parfois un soupir en comptant les jours qui lui restaient encore à le voir ; mais lui! Il entrait dans la vie, et il y entrait par la bonne porte. Cet uniforme qu'il portait, il l'avait conquis : il était content de lui. Ne l'accusez pas d'ingratitude : il savait ce qu'il devait aux êtres généreux qui lui avaient tendu la main, et il les payait en reconnaissance, en attendant qu'il trouvât l'occasion de leur être utile. Mais il savait aussi que leurs soins seraient restés infructueux, s'il ne les avait secondés par un travail acharné. Maintenant, à lui l'avenir ! les beaux voyages, la science, les découvertes, le monde tout entier avec les beautés inconnues qu'évoquait son imagination de vingt-deux ans ! Jean avait l'esprit curieux, une santé de fer, et le cœur tranquille, n'ayant jamais eu le loisir d'étre amoureux : il était donc parfaitement en situation de jouir de la vie ; et il comptait bien n'y pas manquer.
Il avait répondu fort légèrement à sa mère, au sujet de Pâquerette ; c'est qu'en effet Pâquerette n'était plus pour lui, comme il l'avait dit, qu'une charmante petite fille. Et encore, cette qualification se rapportait surtout dans son esprit à la Pâquerette d'autrefois, celle qui lui était apparue en robe blanche sous les pommiers, cherchant à cueillir une brandie d'aubépine. Depuis qu'il était entré au lycée, il lui était venu tant d'autres préoccupations ! Il avait revu Pâquerette aux vacances, il était redevenu son serviteur, son chevalier, comme elle l'avait appelé lorsqu'elle étudiait l'histoire de France ; mais il avait peu à peu perdu les sentiments d'un page, à mesure qu'il devenait un jeune homme, pendant qu'elle entrait dans l'âge ingrat. On connaît cette période plus ou moins longue de la vie des jeunes personnes, pendant laquelle elles sont d'abord brèche-dents, et ont ensuite la mâchoire garnie de dents trop grandes pour leur bouche ; où elles semblent à perpétuité montées sur un tabouret, où elles ont de longs pieds, de longues mains et la ceinture aussi large que les épaules. La dernière fois que Jean avait vu Pâquerette, avant de partir pour l'École de médecine de Brest, elle avait douze ans, et n'était ni mieux ni plus mal que la moyenne des filles de cet âge ; et le jeune homme souriait en lui-même, lorsqu'il pensait que c'était pour se rapprocher d'elle qu'il avait, à treize ans, changé tous ses plans d'avenir et voulu entrer au lycée. Il avait bien d'autres visées, maintenant ! et il ne pensait pas souvent à Pâquerette.
Il songeait à elle, pourtant, en parcourant les rues de Rouen pour aller sonner à la porte du docteur. L'Albatros, où il s'embarquait, allait remporter dans les parages de la Chine, et les chinoiseries n'étaient pas alors aussi communes qu'aujourd'hui ; Jean comptait rapporter quelque joli souvenir à sa petite protectrice. se demandait-il.
Il n'y a rien de plus délicieux, quand on a toujours été pauvre et dépendant, que d'avoir dans sa poche un peu d'argent à soi, gagné par soi, et de s'en servir pour faire des cadeaux. C'était encore un plaisir, dont Jean jouissait pour la première fois de sa vie.
Il arriva à la porte du docteur Auribel, et sonna. Oh ! le tintement de cette sonnette ! le cœur lui en sautait dans la poitrine. Catherine vint ouvrir.
s'écria-t-elle toute saisie, changeant tout à coup le ton qu'elle avait pris pour parler à celui qu'elle croyait être un client ordinaire, et s'effaçant pour le laisser entrer.
reprit-elle en le contemplant avec admiration.
Jean écoutait en souriant le bavardage de la vieille femme, qui restait dans le vestibule, la main sur la porte du cabinet, le regardant avidement et parlant toujours; elle ne pouvait pas se décider à lui ouvrir la porte et à s'en aller. Heureusement que le docteur rentra.
Son accueil fut tout aussi chaud que celui de Catherine : il y mit des formes plus civilisées, là fut toute la différence. Lui aussi, il se complaisait à revoir Jean : il en avait bien le droit, c'était son œuvre.
lui dit-il gaiement.
Le docteur était attendri.
— Est-ce que je ne les verrai pas, Monsieur ?
— Hélas non, mon ami. Monique avait à faire en Vendée, des réparations urgentes à sa maison, des plantations dans le jardin, des additions au bail de son locataire ; elle est partie jeudi dernier pour quinze jours au moins, et naturellement elle a emmené Pâquerette. C'est en revenant qu'elles comptaient écrire à ta mère de leur louer une maisonnette à Saint-Roch, la vôtre n'étant à présent que juste pour Mme Trémisort et pour toi. Cela va leur faire de la peine.
— Et à moi aussi, Monsieur. Je dois tout à Mlle Ollivier ! elle a été une seconde mère pour moi et il me semble que cela m'aurait porté bonheur de la revoir avant de partir. Et Mlle Pâquerette...
— Tiens, à défaut d'elle, je peux te montrer son portrait. »
Et le docteur prit sur sa table de travail une photographie encadrée dans du velours bleu, qu'il présenta à Jean en lui disant :
Non, il ne l'aurait pas reconnue; et pourtant c'était bien elle. En regardant avec les yeux du souvenir, il retrouvait sa petite bouche fine et malicieuse, et l'expression à la fois curieuse et confiante de ses grands yeux. Mais les contours du visage s'étaient arrondis, les joues s'étaient modelées; les beaux cheveux noirs largement ondulés ne flottaient plus comme autrefois, ils étaient relevés et dégageaient la nuque, laissant l'œil suivre les lignes du cou mince et délicat, et la pose fière de la tète un peu relevée et regardant droit devant elle. Telle qu'elle était, avec ses épaules encore un peu étroites et sa poitrine dont les rondeurs s'accusaient à peine sous l'étoffe du corsage, Pâquerette faisait songer à une jeune nymphe. Jean demeura ébloui.
Ce portrait fut tout ce que Jean vit de Pâquerette avant de s'embarquer sur l'
Cette préoccupation n'était pourtant pas assez intense pour le troubler dans ses occupations de tous les jours : il la retrouvait avec plaisir à ses moments perdus. On ne peut guère accorder davantage au souvenir d'une fillette de quatorze ans, surtout quand l'idée qu'on se fait d'elle ne s'appuie que sur un portrait. Jean Trémisort voyait tant de merveilles nouvelles ! Il avait jusque-là appris les choses que l'enfance et l'adolescence étudient dans des livres, la plume à la main et les coudes meurtris par un dur pupitre ; maintenant c'était le monde entier, hommes et choses, qui s'offrait à ses investigations, et il était libre de diriger son esprit là où sa curiosité le poussait. Il profita largement de ces deux nouvelles « années d'apprentissage », et revint à Brest, la mémoire remplie d'une ample moisson de souvenirs, et avec la réputation bien établie, tant parmi ses chefs que parmi ses camarades, « d'un garçon qui irait loin ».
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jeudi 25 octobre 2007
IX.- Qui se passe en grande partie à Rouen. — Une photographie. - A quoi pensait Jean sur le pont de l'Albatros.
Publié par jjoa à 10:00
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