Chapitres:

jeudi 25 octobre 2007

IX.- Qui se passe en grande partie à Rouen. — Une photographie. - A quoi pensait Jean sur le pont de l'Albatros.

Je ne sais plus comment s'appelait ce sultan qui ne comptait dans sa vie que quatorze jours de bonheur. Je suppose qu'il disait vrai ; en tout cas, comment pourrait-on le contredire ? le bonheur étant une chose essentiellement personnelle, nul ne pouvait en savoir plus long que lui là-dessus. Seulement, il y a là, en vérité, de quoi dégoûter du métier de sultan. Quatorze jours de bonheur ! A moins d'étre affligé d'un de ces caractères grincheux qui ne sont jamais contents de rien, quel est le mortel, fût-il chiffonnier ou mendiant, qui n'en a pas eu davantage ? Jean n'était pas sultan, il n'était que médecin de troisième classe de la marine ; pourtant, à la liste déjà très longue de ses jours heureux, il en ajouta huit cette année-là, les huit qu'il passa auprès de sa mère. Même l'ombre qui projetait le départ prochain sur ce bonheur ne parvenait pas à en atténuer l'éclat. Agathe, tout en jouissant de la présence de son fils, étouffait parfois un soupir en comptant les jours qui lui restaient encore à le voir ; mais lui! Il entrait dans la vie, et il y entrait par la bonne porte. Cet uniforme qu'il portait, il l'avait conquis : il était content de lui. Ne l'accusez pas d'ingratitude : il savait ce qu'il devait aux êtres généreux qui lui avaient tendu la main, et il les payait en reconnaissance, en attendant qu'il trouvât l'occasion de leur être utile. Mais il savait aussi que leurs soins seraient restés infructueux, s'il ne les avait secondés par un travail acharné. Maintenant, à lui l'avenir ! les beaux voyages, la science, les découvertes, le monde tout entier avec les beautés inconnues qu'évoquait son imagination de vingt-deux ans ! Jean avait l'esprit curieux, une santé de fer, et le cœur tranquille, n'ayant jamais eu le loisir d'étre amoureux : il était donc parfaitement en situation de jouir de la vie ; et il comptait bien n'y pas manquer.

Il avait répondu fort légèrement à sa mère, au sujet de Pâquerette ; c'est qu'en effet Pâquerette n'était plus pour lui, comme il l'avait dit, qu'une charmante petite fille. Et encore, cette qualification se rapportait surtout dans son esprit à la Pâquerette d'autrefois, celle qui lui était apparue en robe blanche sous les pommiers, cherchant à cueillir une brandie d'aubépine. Depuis qu'il était entré au lycée, il lui était venu tant d'autres préoccupations ! Il avait revu Pâquerette aux vacances, il était redevenu son serviteur, son chevalier, comme elle l'avait appelé lorsqu'elle étudiait l'histoire de France ; mais il avait peu à peu perdu les sentiments d'un page, à mesure qu'il devenait un jeune homme, pendant qu'elle entrait dans l'âge ingrat. On connaît cette période plus ou moins longue de la vie des jeunes personnes, pendant laquelle elles sont d'abord brèche-dents, et ont ensuite la mâchoire garnie de dents trop grandes pour leur bouche ; où elles semblent à perpétuité montées sur un tabouret, où elles ont de longs pieds, de longues mains et la ceinture aussi large que les épaules. La dernière fois que Jean avait vu Pâquerette, avant de partir pour l'École de médecine de Brest, elle avait douze ans, et n'était ni mieux ni plus mal que la moyenne des filles de cet âge ; et le jeune homme souriait en lui-même, lorsqu'il pensait que c'était pour se rapprocher d'elle qu'il avait, à treize ans, changé tous ses plans d'avenir et voulu entrer au lycée. Il avait bien d'autres visées, maintenant ! et il ne pensait pas souvent à Pâquerette.

Il songeait à elle, pourtant, en parcourant les rues de Rouen pour aller sonner à la porte du docteur. L'Albatros, où il s'embarquait, allait remporter dans les parages de la Chine, et les chinoiseries n'étaient pas alors aussi communes qu'aujourd'hui ; Jean comptait rapporter quelque joli souvenir à sa petite protectrice.

« Qu'est-ce qui pourrait bien lui plaire ? se demandait-il. Il doit y avoir des joujoux chinois... des poupées ?... elle ne joue peut-être plus à la poupée: elle a quatorze ans... Quatorze ans ! elle a dû changer beaucoup depuis deux ans... est-ce encore une enfant, ou est-ce déjà une jeune fille ? Je saurai cela tout à l'heure, quand je l'aurai vue..... C'est que je ne me connais guère en bibelots pouvant plaire aux jeunes filles, moi ! Bah ! je trouverai toujours quelque chose... et aussi pour Mlle Ollivier. Qu'est-ce que je pourrais donc rapporter à M. Dangrune, et au docteur ?

Il n'y a rien de plus délicieux, quand on a toujours été pauvre et dépendant, que d'avoir dans sa poche un peu d'argent à soi, gagné par soi, et de s'en servir pour faire des cadeaux. C'était encore un plaisir, dont Jean jouissait pour la première fois de sa vie.

Il arriva à la porte du docteur Auribel, et sonna. Oh ! le tintement de cette sonnette ! le cœur lui en sautait dans la poitrine. Catherine vint ouvrir.

« Monsieur le docteur n'y est pas... Oh ! monsieur Jean ! » s'écria-t-elle toute saisie, changeant tout à coup le ton qu'elle avait pris pour parler à celui qu'elle croyait être un client ordinaire, et s'effaçant pour le laisser entrer.

« Comme vous voilà grand ! comme vous voilà beau ! reprit-elle en le contemplant avec admiration. Monsieur n'y est pas, mais il rentrera bientôt: voulez-vous l'attendre dans le salon, ou dans son cabinet ? Vous aimerez peut-être mieux le cabinet vous y trouverez tant de livres pour les médecins ! à présent que vous voilà médecin vous aussi. Comme ça se trouve bien ! il y a un poulet rôti pour le dîner, avec une salade de romaine et des petits pois... Je vais bien vite faire une crème renversée, à la vanille et au caramel : vous l'aimiez joliment, autrefois ! C'est Mlle Pâquerette qui va être contente de vous revoir ! Elle est devenue bien jolie fille, Mlle Pâquerette ; vous ne la reconnaîtrez pas. Elle est plus grande que moi, voyez-vous ! »

Jean écoutait en souriant le bavardage de la vieille femme, qui restait dans le vestibule, la main sur la porte du cabinet, le regardant avidement et parlant toujours; elle ne pouvait pas se décider à lui ouvrir la porte et à s'en aller. Heureusement que le docteur rentra.

Son accueil fut tout aussi chaud que celui de Catherine : il y mit des formes plus civilisées, là fut toute la différence. Lui aussi, il se complaisait à revoir Jean : il en avait bien le droit, c'était son œuvre.

« Je pensais bien que tu ne tarderais pas à venir me montrer ton uniforme, lui dit-il gaiement. As-tu vu Dangrune ? Tu dis que tu as commencé par moi ? Alors tu iras tout à l'heure chez lui, et tu lui diras de venir dîner avec nous. Tu dois en avoir long à nous conter, sur ton temps d'école, et sur tes projets : dans les lettres on ne dit jamais grand'chose. Nous resteras-tu quelques jours, avant d'aller à Saint-Roch ?

— J'en arrive, Monsieur ; j'ai commencé par aller voir ma mère. J'avais un congé si court, que je lui en ai donné d'abord tout ce que je pouvais, et je ne me suis réservé que le temps de venir vous dire adieu.

— Comment, adieu ? Je pensais qu'on te laisserait au moins deux mois pour te refaire ; car la fin de l'année est dure en approchant des examens, n'est-ce pas ?

— Assez ; mais vous voyez pourtant que je ne me porte pas mal. Il s'est trouvé un poste vacant sur l'Albatros, qui part à la fin de cette semaine. On me l'a offert, par grande faveur, sur mes notes d'examen, je ne pouvais pas refuser. D'ailleurs, c'est un beau voyage, très avantageux pour mon instruction et pour mon avancement.....

— Tu es ambitieux ; Jean ?

— Oui, Monsieur, je suis ambitieux, pour moi, d'abord, mais surtout pour ma mère, pour vous, pour tous ceux qui m'ont fait ce que je suis. Je veux qu'on dise : « Allons, ce garçon-là valait la peine qu'on s'occupât de lui ! » Je veux que, quand on vous plaisantera, comme j'ai entendu des imbéciles le faire, sur tel ou tel de vos protégés qui a mal tourné, vous n'ayez qu'à répondre : « Et Jean Trémisort ? » pour fermer la bouche aux gens. Est-ce que cette ambition-là vous déplaît ? »


Le docteur était attendri.

« Tu es un brave garçon, Jean, et nous boirons ce soir à ton avenir, Dangrune et moi. Mais je sais deux personnes qui seront bien contrariées de ton prompt départ: ma fille et ma cousine, qui se faisaient une fête de te revoir et d'aller à Saint-Roch pendant ton congé.

— Est-ce que je ne les verrai pas, Monsieur ?

— Hélas non, mon ami. Monique avait à faire en Vendée, des réparations urgentes à sa maison, des plantations dans le jardin, des additions au bail de son locataire ; elle est partie jeudi dernier pour quinze jours au moins, et naturellement elle a emmené Pâquerette. C'est en revenant qu'elles comptaient écrire à ta mère de leur louer une maisonnette à Saint-Roch, la vôtre n'étant à présent que juste pour Mme Trémisort et pour toi. Cela va leur faire de la peine.

— Et à moi aussi, Monsieur. Je dois tout à Mlle Ollivier ! elle a été une seconde mère pour moi et il me semble que cela m'aurait porté bonheur de la revoir avant de partir. Et Mlle Pâquerette...

— Tiens, à défaut d'elle, je peux te montrer son portrait. »


Et le docteur prit sur sa table de travail une photographie encadrée dans du velours bleu, qu'il présenta à Jean en lui disant : « La reconnais-tu ? »

Non, il ne l'aurait pas reconnue; et pourtant c'était bien elle. En regardant avec les yeux du souvenir, il retrouvait sa petite bouche fine et malicieuse, et l'expression à la fois curieuse et confiante de ses grands yeux. Mais les contours du visage s'étaient arrondis, les joues s'étaient modelées; les beaux cheveux noirs largement ondulés ne flottaient plus comme autrefois, ils étaient relevés et dégageaient la nuque, laissant l'œil suivre les lignes du cou mince et délicat, et la pose fière de la tète un peu relevée et regardant droit devant elle. Telle qu'elle était, avec ses épaules encore un peu étroites et sa poitrine dont les rondeurs s'accusaient à peine sous l'étoffe du corsage, Pâquerette faisait songer à une jeune nymphe. Jean demeura ébloui.

« Hé bien, qu'en penses-tu ? » demanda le père avec orgueil. Et sans attendre la réponse de Jean, dont l'admiration était visible, il se mit à lui raconter combien l'enfant était bonne, gracieuse pour tous, tendre pour lui et pour la cousine Monique ; et douce, et compatissante pour les pauvres gens ! Elle avait toujours des provisions de petits vêtements tout prêts pour les enfants en haillons que leurs mères amenaient à la consultation du docteur. « Tu sais, disait l'excellent homme, qu'un médecin en voit défiler, des misères ! il y a de pauvres petits qui sont surtout malades de faim et de froid. Je n'ai qu'à ouvrir la porte de mon cabinet et à crier : « Pâquerette ! » Elle arrive tout de suite ; elle comprend à demi-mot, et en cinq minutes le marmot qui grelottait est habillé chaudement et se régale d'une bonne soupe. Si tu voyais la figure des mères ! et celle de Pâquerette pendant qu'elle les regarde ! C'est Monique qui lui a donné ces idées-là ; mais les pauvres gens aiment encore mieux avoir affaire à elle qu'à Monique. Ah ! mon cher ami, je suis trop heureux d'avoir une enfant pareille. Il me prend parfois des accès de mélancolie, quand je pense qu'un jour il faudra que je la donne, qu'elle s'en ira, avec joie, encore ! et que je resterai seul.... Bah ! n'y songeons pas : c'est encore loin, et je ne la donnerai pas au premier venu... »

Ce portrait fut tout ce que Jean vit de Pâquerette avant de s'embarquer sur l'Albatros. Il y pensa souvent, pendant les calmes nuits étoilées où dans ses lentes promenades solitaires sur le pont du navire il repassait dans sa mémoire sa vie si courte et déjà si remplie. Sa vie, sa vraie vie commençait à l'apparition de cette petite fille en robe blanche debout près d'une haie d'aubépine fleurie ; au delà, il ne se rappelait rien de bien net, sa personnalité elle-même se perdait dans le brouillard, et il lui semblait presque que c'était un autre que lui, cet enfant ignorant et insouciant dont les pieds nus avaient foulé douze ans les grèves de Saint-Roch. Puis il revoyait Pâquerette lui posant sa couronne sur la tète et lui donnant un baiser « à la place de sa mère » ; et il souriait et murmurait tout bas : Chère enfant ! La Pâquerette de l'âge ingrat s'effaçait : elle avait peu marqué dans son existence ; et il se prenait à rêver à ce que pouvait être la Pâquerette d'aujourd'hui, et à ce qu'elle serait quand il reviendrait en France.

Cette préoccupation n'était pourtant pas assez intense pour le troubler dans ses occupations de tous les jours : il la retrouvait avec plaisir à ses moments perdus. On ne peut guère accorder davantage au souvenir d'une fillette de quatorze ans, surtout quand l'idée qu'on se fait d'elle ne s'appuie que sur un portrait. Jean Trémisort voyait tant de merveilles nouvelles ! Il avait jusque-là appris les choses que l'enfance et l'adolescence étudient dans des livres, la plume à la main et les coudes meurtris par un dur pupitre ; maintenant c'était le monde entier, hommes et choses, qui s'offrait à ses investigations, et il était libre de diriger son esprit là où sa curiosité le poussait. Il profita largement de ces deux nouvelles « années d'apprentissage », et revint à Brest, la mémoire remplie d'une ample moisson de souvenirs, et avec la réputation bien établie, tant parmi ses chefs que parmi ses camarades, « d'un garçon qui irait loin ».

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