Chapitres:

jeudi 11 octobre 2007

II.- Où l'on explique ce qui s'est passé, pour mieux faire comprendre ce qui se passera

Vingt ans auparavant, la mère Agathe, qu'on appelait alors Agathe Lejeune, était une fraîche et jolie fille des environs d'Évreux. Ses parents étaient fermiers, et Agathe, dès le matin, partait pour aller vendre le lait de leurs vaches dans les maisons et châteaux des environs. Il arriva qu'elle fut prise en grande amitié par une petite fille de trois ans, dont la mère, filleule de la propriétaire de la ferme, passait quelque temps chez sa marraine. L'enfant guettait tous les jours avec impatience l'arrivée de la jeune laitière avec son âne chargé de ses brocs de lait. Sitôt qu'elle l'apercevait, c'étaient des cris de joie, des rires, des appels caressants :

« Agathe ! ma chérie Agathe ! ma douce Agathe ! » II fallait qu'Agathe la prît dans ses bras, lui rendît ses baisers, répondît à ses questions, lui racontât ce qu'elle faisait toute la journée à la ferme ; avant que la laitière repartît pour achever sa tournée, l'enfant lui faisait promettre de revenir le lendemain et de penser à elle en attendant. Agathe avait le cœur tendre ; elle fut donc ravie lorsque les parents de sa petite amie, sur le point de retourner à la ville, vinrent prier le fermier de leur confier sa fille, pour être bonne de leur petite Jeanne, qui ne voulait absolument pas la quitter.

Le fermier Lejeune et sa femme n'avaient jamais pensé à mettre leur fille en service; elle leur était utile, et elle partie, ils devraient la remplacer par quelque autre qui n'aurait peut-être pas autant d'adresse et de conscience qu'elle. Mais ils n'osèrent pas mécontenter leurs propriétaires — leurs maîtres, comme on dit encore dans les campagnes — et Agathe partit pour la ville.

Elle y resta six ans, et y amassa des souvenirs heureux pour le reste de sa vie. Elle y serait restée toujours, se trouvant bien auprès de Jeanne et ne songeant point à se marier, si elle n'eût pas été invitée à la noce d'une cousine, où elle rencontra Germain Trémisort.

C'était un beau marin, robuste et gai, avec des yeux sincères, une physionomie ouverte, quelque chose de bon et d'honnête qui plut tout de suite à Agathe. Elle l'eut pour compagnon dans le cortège, au dîner, à la danse ; et ils causèrent tant ensemble, ils firent si bien connaissance, pendant les trois jours que dura la noce, qu'Agathe, rentrée chez sa maîtresse, lui annonça son prochain mariage avec Germain Trémisort, pêcheur de son état, domicilié à Saint-Roeh, où il possédait une maison, une cour plantée de pommiers et une barque en bon état.

Jeanne pleura ; mais elle était assez grande pour se résigner à la séparation ; et elle se consola en promettant à Agathe d'aller la voir. On sait ce que valent de pareilles promesses : celle-ci ne fut jamais tenue. Mais la jeune femme et l'enfant se gardèrent un souvenir fidèle; et si elles ne s'écrivirent point, vu qu'Agathe n'avait jamais mis le pied dans une école, elles trouvèrent pourtant moyen de se tenir mutuellement au courant des événements importants dé leur vie. Agathe sut donc que sa petite Jeanne se mariait et s'appellerait désormais Mme de Cessol ; et Jeanne plaignit de tout son cœur la pauvre Agathe lorsqu'elle apprit que Germain, comme tant d'autres pêcheurs, était mort en mer.

Quand Agathe se vit seule, avec un enfant trop jeune pour comprendre la profondeur de son chagrin, elle eut un instant la pensée de quitter Saint-Roch, Elle n'y avait pas d'amis, quoique son mari y eût des parents éloignés, de même nom que lui. Elle ne s'était jamais liée avec les gens du pays : elle avait vécu trop longtemps auprès de Jeanne pour n'avoir pas désappris les façons campagnardes de parler et d'agir, et leur vulgarité la choquait. Elle ne le leur disait pas ; mais elle ne pouvait leur dissimuler complètement sa manière de penser à leur égard: aussi on la trouvait fière, et on ne l'aimait pas. On lui en voulait aussi de ce que Germain, une fois marié avec elle, avait déserté le cabaret et préféré la société de sa femme à celle des camarades.

Elle chercha donc à partir : mais où aller ? Chez ses parents, il n'y avait plus de place ; son frère, marié et chef d'une nombreuse famille, tenait maintenant la ferme : il n'avait pas besoin d'elle, et elle n'avait rien à faire chez lui. Elle ne voulait pas se séparer de son fils : beaucoup d'occupations et de métiers lui étaient donc interdits ; elle ne pouvait pas non plus vendre la maison, héritage du petit Jean, et Saint-Roch n'est pas un endroit où l'on trouve des locataires. Et puis, que de souvenirs qui lui tenaient compagnie entre ces murs, depuis le soir où Germain l'y avait amenée, tout tremblant de bonheur, tenant son bras serré sous le sien et se penchant vers elle pour lui parier d'amour tout bas ! Là, ensemble ils avaient été heureux, là elle avait vu Germain pleurer de joie à la naissance de son premier enfant : là aussi, quand le petit ange était parti, il avait veillé la veillée funèbre avec elle, à côté du berceau silencieux..... Et la naissance de Jean, qui leur rendait le frère tant pleuré ! et les jeux du père, rentrant de son rude travail, avec ce petit être fragile qu'il berçait en riant dans ses fortes mains ! Hélas, et les inquiétudes, auxquelles elle n'avait jamais pu s'habituer, pendant les nuits sombres où le vent faisait rage, et où la mer creusait le gouffre de ses vagues sous la barque du pêcheur ! A présent qu'il ne reviendrait plus, comment quitter tout cela ? ce serait le perdre une seconde fois ! Agathe resta à Saint-Roch.

La mort de son mari ne la laissait pas dans la misère. A la vérité, la barque était perdue ainsi que les agrès de pêche ; mais il restait à la veuve et à l'orphelin un toit pour s'abriter. Les pommiers de la cour fournissaient la provision de cidre ; un coin labouré et cultivé en jardin potager, produisait quelques légumes, et l'herbe qui croissait au pied des arbres nourrissait une petite vache bretonne, excellente laitière. Agathe ne vendait pas son lait, elle en faisait du beurre et de la crème, et le tout se consommait dans son ménage. A présent elle le vendrait, et si peu qu'on lui en donnât, cela aiderait toujours à payer le boulanger. Hors de Saint-Roch, ces ressources-là lui manqueraient. A la vérité, elle ne pourrait guère y gagner d'argent. Se louer à la journée ? il n'y fallait pas penser, dans un village où chaque ménagère faisait sa propre besogne et ne prenait point d'ouvrières pour l'aider. Elle gagnerait quelques sous par jour à raccommoder les filets des pêcheurs et à tricoter les gilets
de grosse laine bleue que portent les marins, et ce serait tout... Mais on vit de si peu au bord de la mer ! A Saint-Roch, un côté de la grève est occupé par des rochers bas, presque à fleur de sable, entre lesquels la marée descendante laisse des flaques d'eau qui fleurent le sel et le varech. Ces mers en miniature sont peuplées par des milliers d'êtres vivants, poissons, crustacés et mollusques, que l'Océan offre à qui veut les prendre. Agathe alla avec les autres femmes du pays « à la moule et à la crevette », et Jean, qui l'accompagnait toujours, devint bientôt très habile à poursuivre les gros crabes sous les pierres et parmi les algues brunes. Quand les pêcheurs ramenaient les longs filets qu'ils avaient avant la marée suspendus à des rangées de pieux plantés presque à la limite des basses mers, il accourait, alerte, pour leur aider à retirer les poissons du filet et à les vider dans leurs paniers. Les pêcheurs riaient : si petit et si bon travailleur ! ce serait un brave petit mousse ! Et ils lui donnaient, pour sa peine, plus de poissons que sa mère et lui n'en pouvaient manger dans leur journée.

« Un brave petit mousse ! » Agathe entendait cette prophétie. Mousse ! marin ! — comme son père l'avait été, comme tous les hommes de Saint-Roch, à moins qu'ils ne fussent manchots ou boiteux. Jean serait marin, certainement..... il ne pouvait pas être autre chose..... Il avait six ans à la mort de son père ; cela faisait encore six ans à le garder. A douze ans, il ferait sa première communion ; et après, il faudrait le confier à un patron de barque, pour faire l'apprentissage du métier. A qui pourrait-on le confier ? Agathe, tout en agitant vivement ses aiguilles ou sa navette, passait en revue les pêcheurs de Saint-Roch. Il y avait des cousins de son mari; mais, depuis son mariage, Germain Trémisort avait à peu près cessé de les voir et c'était Agathe qui l'en avait détourné, parce qu'ils passaient leur vie au cabaret quand ils n'étaient pas à la mer : elle n'allait pas leur donner son fils ! Tel autre était grossier, tel autre était brutal ; elle n'en trouvait aucun dont l'exemple lui parût bon à suivre, et qui dût se montrer paternel pour l'enfant..... Marin ! il faudrait qu'il fût marin..... S'il pouvait se placer dans une ferme..... Mais, aux environs de Saint-Roch, les paysans faisaient leur besogne eux-mêmes, tout comme les ménagères du village; ils ne prenaient de valets ni petits ni grands. Oh ! si elle était dans une ville ! Jean aurait là des métiers à choisir.

Plus elle y pensait, moins elle pouvait se décider à livrer à la mer le seul trésor qui lui restât. Sa mémoire lui retraçait, toujours aussi vivement, le jour affreux qui l'avait faite veuve: où le père avait péri, pourquoi l'enfant échapperait-il ? Non, elle ne voulait pas qu'il fût marin !

Mais quoi ? Elle pouvait, maintenant, le faire vivre de son travail ; mais plus tard, quand elle serait vieille, quand elle serait morte ? Et puis, bien plus tôt que cela, elle savait bien qu'il refuserait d'être nourri par elle. Il lui dirait : je suis fort ; c'est à moi de travailler pour toi, et il s'embarquerait, puisqu'il n'y avait que cela de possible à Saint-Roch !

Eh bien, elle irait ailleurs ! Non pas à présent, cela ne servirait à rien. Mais quand il aurait douze ou treize ans, elle quitterait Saint-Roch avec lui. Elle retournerait à Évreux ; peut-être y retrouverait-elle encore des gens qui l'auraient connue. Là, elle chercherait une place, et elle mettrait Jean en apprentissage. Ils ne seraient pas tout à fait séparés, elle pourrait le voir le dimanche ; il travaillerait bien, il deviendrait un bon ouvrier ; et elle se voyait, dans l'avenir, quittant le service pour tenir le ménage de son fils, le mariant à une bonne petite femme qui le rendrait heureux, et vieillissant à son foyer, une brassée de petits enfants sur ses genoux...

Tout cela n'était pas impossible ; mais pour voyager, pour faire des recherches, pour attendre une place pour elle et un patron pour Jean, il fallait avoir de l'argent devant soi : et faites donc des économies, quand vous gagnez tout juste le pain quotidien ! Agathe l'entreprit pourtant. Les sous s'ajoutèrent aux sous dans un vieux bas caché tout au fond de son armoire, dans la chambre nuptiale qu'elle n'avait plus voulu habiter. Parfois, la nuit, quand Jean dormait, que toutes les portes étaient closes et que nulle lumière ne brillait plus dans le village, elle allait rendre visite à son trésor, et alignait sur la commode les piles d'un franc pour compter plus facilement son épargne. Elle en gardait le chiffre inscrit dans sa mémoire, car elle ne tenait point de comptes, ne sachant ni lire ni écrire ; mais elle ne l'oubliait pas, et pouvait se dire : « Il y a six mois, j'avais tant ; il y a un an, tant de moins ; j'ai économisé tant depuis la dernière fois que j'ai compté mon argent. » Au bout de quelque temps, elle s'avisa que ce serait bien lourd à transporter, une grosse somme en sous ; et elle s'arrangea de façon à en convertir une partie en pièces blanches, peu à peu, sans que personne pût deviner sa manie. Elle travaillait jusqu'à l'épuisement de ses forces, elle ne dépensait pour elle que le plus strict nécessaire ; elle ne portait pas ses belles robes de peur de les user, pensant qu'elle pourrait s'en servir à la ville, ou au besoin les vendre, si l'argent lui manquait. Depuis qu'elle était veuve, elle paraissait avoir oublié son âge ; elle avait adopté pour coiffure le bonnet de coton que les jeunesses refusent de porter, le trouvant à peine digne de leurs grand'mères ; et elle l'entourait d'un bandeau de crêpe noir, signe de son deuil. Elle était pourtant encore assez belle et assez jeune pour plaire, et plusieurs pêcheurs fort bien dans leurs affaires avaient essayé de le lui faire entendre. Mais elle déclara nettement qu'elle ne se remarierait jamais, et comme après quelques tentatives les gens finirent par se convaincre que c'était sérieux, ils la laissèrent tranquille. Il en résulta qu'on la nomma bientôt du nom qu'on donne aux vieilles; et elle fut la mère Agathe pour tous les habitants de Saint-Roch. Nom bien mérité : une mère, elle n'était plus que cela.

Jean venait d'avoir douze ans, et il allait faire sa première communion, lorsque le docteur Auribel vint à Saint-Roch pour placer sa fille chez Agathe Trémisort. La veuve vit en lui un messager de la Providence. Elle n'avait encore pu se décider à rien, elle comptait s'adresser au curé, le prier d'écrire pour elle à ses anciens maîtres, de lui donner des lettres de recommandation. Mais s'il désapprouvait son projet ? si, croyant agir dans son intérêt, il refusait de lui venir en aide ? Ce monsieur, qui était médecin, devait connaître beaucoup de monde à Rouen, et Rouen était une plus grande ville qu'Évreux, elle l'avait souvent entendu dire. Il pourrait certainement lui donner des conseils, la recommander, lui procurer une place, protéger Jean..... Oh ! comme elle allait soigner la petite fille du docteur ! Il s'agissait bien à présent d'amasser quelques sous de plus ! Agathe laissa reposer sa navette et ses aiguilles, et soumit sa maison, de la cave au grenier, à un minutieux nettoyage. Et même, toutes les commères de Saint-Roch levèrent les mains et les yeux au ciel, quand elles virent la mère Agathe acheter, à un colporteur qui s'était installé place du Bouloir, deux descentes de lit en moquette, dont l'une représentait des roses et l'autre un tigre tapi dans des roseaux.

Quand Agathe Trémisort eut achevé la toilette de sa maison, elle passa à celle de son fils : c'était ce qu'elle possédait de plus beau, son fils, et elle voulait le montrer avec tous ses avantages. Elle lui fit ressemeler ses gros souliers par le vieux savetier Ridoche, qui y mit tout un pavage de clous pour les faire durer plus longtemps ; elle lava, repassa et raccommoda ses meilleurs habits, et lui acheta une cravate de soie bleue et un chapeau de paille. Ce n'était pas de la prodigalité, ces deux objets pourraient lui servir à la ville, aussi bien que son costume de première communion, pour lequel elle n'était pas allée à l'économie. Les commères de Saint-Roch la croyaient désireuse d'écraser leurs enfants par le luxe du sien, pendant qu'elle songeait surtout à le mettre au niveau de ses futurs camarades.

Huit jours après la visite du docteur Auribel, un roulier en limousine rayée, une grosse malle sur l'épaule, frappa à la porte de la mère Agathe.

« Madame Agathe Trémisort ? J'apporte une malle pour des dames qui vont venir loger ici : où faut-il la mettre ? On m'a chargé de vous dire que ces dames arriveront demain soir ; et qu'il faudra leur faire un petit dîner. Voilà qui est dit : je m'en vas retrouver ma voiture, que j'ai laissée sur la route. »

II n'était pas si pressé pourtant qu'il ne prît le temps de se rafraîchir d'un bon coup de cidre qu'Agathe lui versa, en reconnaissance de quoi il monta la malle dans la chambre des dames. Puis il partit, laissant Agathe tremblante et ravie à la fois, de crainte de ne pas satisfaire le docteur et d'espoir en sa protection.

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