Chapitres:

mardi 6 novembre 2007

XV.- Jours pénibles, combats intérieurs. — Les adieux. — En route pour la Proserpine.

Ce fut Agathe Trémisort qui vint annoncer cette nouvelle aux habitants de la Mignonnette. Elle trouva Mlle Monique, Pâquerette et Dangrune à table : le docteur était retourné à Rouen.

« Jean va au Sénégal sur la Proserpine, dit-elle. Il m'a envoyé vous en prévenir tout de suite, parce qu'il est obligé d'écrire des lettres pour le départ de la poste ; il viendra vous voir dans la journée. Est-ce loin, le Sénégal ?

— Pas très loin : c'est en Afrique, et il y a des courriers réguliers ; vous ne serez jamais longtemps sans nouvelles.

— Et... est-ce que c'est bon ? Il parait content, mais... j'ai connu des marins qui y étaient allés, au Sénégal... ils disaient qu'on y prend de très mauvaises maladies...

— Oh ! c'était vrai autrefois,
répliqua Dangrune, qui craignait une réponse trop sincère de Mlle Ollivier. A présent on a assaini le pays. Et puis, les matelots sont plus sujets à gagner les maladies que les officiers, mieux vêtus, mieux loges, mieux nourris ; surtout quand ils sont sobres comme votre fils. Soyez tranquille, il vous reviendra en bonne santé, et ce voyage-là sera très bon pour son avancement.

— C'est ce qu'il me dit, et que cela rapprochera le moment où il ne naviguera plus. Que Dieu et Notre-Dame de Grâce le protègent ! mais j'ai toujours le cœur serré quand il s'en va... C'est bientôt ; il faut que je me dépêche de blanchir son linge et de visiter tout son trousseau, pour qu'il n'emporte que des affaires en bon état. Il écrit à M. Auribel, il restera jusqu'à dimanche pour le voir un peu avant de partir. Cela ne fait pas huit jours. Huit jours ! »


Agathe sortit, reconduite par Pâquerette, qui saisissait ce prétexte pour fuir les regards de Monique et de Dangrune. Dans le vestibule, la jeune fille l'arrêta et lui prit la main en disant : « Chère mère Agathe ! consolez-vous, il reviendra !

— Oh ! mon cher petit cœur, merci de votre bonté ! »
et Agatlie fondit en larmes. Elle reprit presque aussitôt : « Pardon, Mademoiselle, je m'oubliais... c'est que je vous aime tant ! voyez-vous !

— Moi aussi, mère Agathe, je vous aime bien... Embrassez-moi : voulez-vous ? »


Elles s'embrassèrent, et Pâquerette trouva quelque douceur à mêler ses larmes à celles de la mère de Jean. Elle aussi, ce départ la frappait au cœur ; elle en savait plus long que Dangrune n'en avait dit à Agathe sur le Sénégal et les dangers qu'y pouvait courir un médecin.

« Merci encore, lui dit Agathe ; je vous souhaite de tout mon cœur de ne jamais pleurer sur vos propres chagrins, vous qui avez tant de pitié pour les chagrins des autres. »

Les chagrins des autres ! Agathe se trompait, c'était bien sur son propre chagrin que Pâquerette pleurait ce jour-là. Elle monta vite dans sa chambre pour baigner d'eau fraîche ses yeux rougis ; mais ses larmes ne voulaient pas s'arrêter, et elle murmurait en sanglotant : « Il s'en va au Sénégal ! mon Dieu ! mon Dieu ! Si seulement il m'avait dit qu'il m'aime ! »

Les jours suivants furent lourds à porter pour Jean, pour Pâquerette et pour Agathe. La mère s'agitait, travaillait, lavait, repassait, reprisait avec ardeur, pour que son fils ne manquât de rien loin d'ell e; elle tâchait de se distraire à force d'activité, et de lui montrer un visage serein pendant le peu de jours qu'elle le posséderait encore; mais à chaque instant cette pensée lui revenait comme un glas : il s'en va ! il s'en va ! et lui mettait la mort dans le cœur. Jean sortait peu de sa chambre ; il avait, disait-il, beaucoup de notes à rédiger, de lettres à écrire, et ne pouvait guère se promener ; il allait seulement le soir à la
Mignonnette, où la conversation roulait surtout sur le Sénégal.

M. Dangrune était allé à la ville la plus proche faire une provision de livres de voyages sur la côte ouest de l'Afrique, et Mlle Ollivier passait son temps à y chercher les passages qui pouvaient se rapporter à la situation de Jean. Le docteur lui avait écrit une longue lettre sur les précautions à prendre pour conserver la santé dans ces parages dangereux ; et Pâquerette les appuyait en disant avec un accent timide et suppliant : « Soignez-vous bien, monsieur Jean ! prenez bien garde ! pensez à votre mère, à ... à vos amis... » Le regard dont elle accompagnait cette prière était bien éloquent : Jean détournait les yeux pour ne point le voir. Chaque jour accroissait en lui la conviction qu'il était aimé de Pâquerette, et lui rendait sa résolution plus pénible. Il aurait voulu être parti, en avoir fini avec ce supplice de dissimulation;  puis tout à coup, se rappelant que bientôt il serait loin d'elle, et que ce serait bien pis, il se traitait de fou et se raccrochait aux instants rapides où il pouvait encore la voir.

Pâquerette les comptait, ces instants : comme ils s'enfuyaient vite ! Tant que Jean demeurait encore à Saint-Roch, peu importait qu'elle ne le vit point ; elle regardait le toit de sa maison, qu'elle savait distinguer de tous les autres, et elle était tranquille ; plus même que quand elle le voyait, moins troublée, moins timide, moins préoccupée de chercher pour lui parler des mots qui lui feraient comprendre ce qu'elle ne pouvait pas lui dire. Mais il allait partir ! il allait partir ! cette maison serait vide ! et il s'en irait comme un indifférent qui se sépare poliment d'une étrangère... Plus que trois jours... plus que deux jours... plus qu'un jour !... »

Le dernier soir, Jean, en costume de voyage, vint faire ses adieux aux habitants de la Mignonnette. Le docteur était là : on parla colonisation, médecine, histoire naturelle, hygiène, guerre et marine ; Pâquerette entendait vaguement comme dans un rêve, il lui restait tout juste assez de réflexion pour admirer Jean qui était capable, à son âge, de parler de tant de choses. Jean promit de rapporter des échantillons de minéralogie pour le professeur, et de préparer un herbier selon sa méthode pour Mlle Auribel. La conversaiton tomba bientôt : quand on pense trop à la fois, on ne trouve rien à dire. La vieille horloge, sonna douze heures : Jean se leva.

« Il faut que je parte au soleil levant demain matin, dit-il ; j'ai envoyé mes malles en avant ce soir, et j'irai à pied prendre le premier train. »

Pâquerette étouffa un grand soupir, et s'avança vers le vestibule. Il n'y avait pas besoin de lanterne ce soir-là : au ciel pur et profond la lune brillait d'un doux éclat. La jeune fille resta immobile, sans pensée bien nette, regardant sans le voir un rayon qui traçait une raie lumineuse sur le dallage noir et blanc. Derrière elle, on échangeait les derniers adieux, les derniers serrements de mains.

« Où est donc Pâquerette ? dit tout à coup le docteur. Pâquerette ! est-ce que tu ne veux pas souhaiter un bon voyage à Jean ?

— Oh ! si, papa ! »
répondit-elle d'une voix brisée. Jean décrochait son manteau et sa casquette ; elle lui ouvrit la porte.

« Oh ! comme la lune est belle ! » s'écria-t-elle en faisant quelques pas au dehors.

« Ne va pas t'enrhumer, l'air est vif cette nuit, » dit Mlle Monique qui ne dépassait pas la porte, non plus que Dangrune et le docteur. Jean arriva près de Pâquerette.

« Adieu, Mademoiselle ! . .

— Adieu... à revoir..... Vous ne m'oubli... vous ne nous oublierez pas ? »
Et elle levait vers lui ses doux yeux pleins de larmes.

Jean n'y tenait plus. Elle ne voulait pas qu'il l'oubliât, elle, personnellement ! car elle s'était reprise, mais c'était bien là sa pensée. Il lui saisit les mains, les serra, les couvrit rapidement de baisers et s'enfuit sans dire un mot. Pâquerette ne songea pas à se plaindre de son silence : quelles paroles auraient valu les larmes dont elle sentait ses mains toutes mouillées ! Elle rentra, le visage rayonnant, et se hâta de monter dans sa chambre, où elle se mit à contempler ces traces encore humides, avec le désir fou que cette divine rosée d'amour ne séchât jamais. Et elle ouvrit sa fenêtre, en dépit de la fraîche nuit, pour conter son bonheur au ciel, à la lune, aux étoiles, à la mer qui murmurait au loin, à la campagne jaunissante qui lui envoyait des parfums de thym et de baume, de serpolet et de pommes mûres. Jean partait, elle serait des mois, des années peut-être sans le revoir : elle n'y songeait pas. Ce qui dominait tout pour elle, c'était cette bienheureuse assurance d'être aimée : à ce moment-là, elle en était sûre, aussi sûre que de son amour à elle.

Pendant qu'elle riait à sa joie, Jean regagnait son logis, troublé et mécontent de lui-même. Il n'avait pas su se contenir ; il avait perdu en un instant le fruit de plusieurs semaines d'efforts et de souffrances. Il n'osait pas être heureux : il aurait voulu être parti. Il fut presque fâché de trouver sa mère encore debout; c'était pourtant assez simple, qu'elle voulût lui dire bonsoir, pour la dernière nuit qu'ils passaient sous le même toit.

Il s'assit auprès d'elle, un peu en arrière pour ne pas lui laisser voir son visage. Mais elle recula vivement sa chaise, et ils se regardèrent en face. Agathe avait l'air soucieux, presque mécontent ; mais dès qu'elle eut levé les yeux sur lui, sa figure n'exprima plus qu'une douloureuse compassion. Elle appuya tendrement ses deux mains sur les épaules de son fils. « Mon pauvre enfant ! tu l'aimes donc ? »

Jean baissa la tête, et ses larmes coulèrent de nouveau ; cela lui faisait du bien, de ne plus avoir à dissimuler.

Agathe le laissa pleurer, caressant son front incliné comme elle eût fait à un petit enfant. Puis elle lui dit avec une douceur infinie, presque timidement, commne si elle lui demandait pardon de ses paroles:

« Tu comprends bien que c'est impossible, n'est-ce pas ? que se serait honteux, que ce serait indigne de les récompenser un bien qu'ils font fait en leur volant leur fille ? tu n'as pas pu avoir cette pensée-là ? Elle est si jeune ! elle se consolera, elle oubliera, surtout si elle n'a pas deviné que tu l'aimes ; ils seront heureux, et tu n'auras pas été un ingrat ! »

Ainsi, dans la droiture de son honnête cœur, la simple femme ignorante avait jugé comme la conscience de Jean ! Ce jugement-là était sans appel ; il le comprit, et la pauvre petite espérance qui essayait de se glisser dans son âme s'évanouit comme la veilleuse qu'éteint un courant d'air.

« Comment sais-tu ? depuis quand ? » balbutia-t-il.

« Comment, je ne pourrais pas te le dire ; je l'ai deviné, je l'ai senti... enfin je ne me suis pas trompée... C'est cette année, depuis qu'elle est ici ; surtout depuis que tu as reçu ton ordre de départ..... je m'étonne que les autres ne s'en soient pas aperçus. Mais voilà : c'était si loin de leur idée, ils ne pouvaient même pas y penser. Songe donc, si on venait à présent leur dire une pareille chose !

— Personne n'ira le leur dire, mère, puisque personne n'en sait rien..... et moi, je pars... d'ici, longtemps je ne la reverrai plus... Quand je reviendrai, je la reverrai le moins possible... elle aura déjà oublié dans ce temps-là... Toi, tu me resteras toujours ! »


II ne vint pas à Agathe l'idée de trouver ce discours décousu ; il lui était facile de compléter les phrases. Elle garda longtemps son fils près d'elle, le consolant, cherchant à le distraire, le questionnant sur son voyage, lui faisant promettre de lui écrire longuement et souvent. « A présent, disait-elle, que je sais bien lire ton écriture, même fine, tu pourras me dire tout ce que tu voudras dans tes lettres. » Il lui serra la main sans répondre ; il comprenait que c'était un encouragement à lui parler de son chagrin, les jours où il en aurait le cœur trop plein et n'aurait plus la force de le garder pour lui seul. Enfin elle le conduisit jusqu'à sa chambre ; et quand elle l'eut entendu se mettre au lit, elle y revint pour le border et lui donner le baiser du soir, comme elle l'avait fait tant d'années, quand il courait nu-pieds sur les grèves et n'avait jamais de chagrin. A présent il portait un bel uniforme... mais il s'en allait loin d'elle, le cœur triste, et elle ne pouvait pas le consoler. Un instant la mère se demanda si elle ne s'était pas trompée, et si ses sacrifices profiteraient au bonheur de son fils... mais cette pensée ne fit que traverser son esprit comme un éclair. Il allait voyager, il se distrairait, il oublierait lui aussi, et quand il reviendrait, elle le reverrait gai et sans souci comme autrefois: c'est si fugitif, les chagrins de la jeunesse ! Agathe raissonait déjà comme une vieille femme.

Le lendemain, le ciel était tout rose et une douce odeur de campagne s'exhalait des champs baignés de rosée, lorsque Jean sortit de sa maison, le bâton du voyageur à la main. Agathe, debout à l'extrémité de la cour, près de la haie d'aubépine maintenant chargée de petits fruits rouges, le regarda s'éloigner. Il se retournait à chaque instant pour la revoir et lui faisait de la tête un signe d'adieu : elle croyait même le voir lui sourire. Il allait atteindre le tournant de la route, lorsque dans le silence du matin le bruit d'une fenêtre qu'on ouvrait parvint à son oreille. Il se retourna vivement — il s'était pourtant bien promis de ne pas regarder par là — et à la seule fenêtre ouverte d'une certaine maison, un peu à l'écart sur le haut du village, il aperçut un mouchoir blanc qui s'agitait. Il s'arrêta : la main qui tenait le mouchoir s'abaissa, et il vit Pâquerette, ses cheveux noirs épars et son doux visage empourpré par les teintes de l'aurore. Elle avait voulu guetter le départ de son ami ; mais le sommeil est supérieur à seize ans, et Pâquerette s'était couchée tard, ayant passé un temps fort long à faire ses confidences aux étoiles. Elle venait de s'éveiller avec l'intuition de l'heure avancée : le soleil ne paraissait pas encore, mais il faisait jour : pourvu que Jean ne fût pas déjà parti ! Sans prendre le temps de s'habiller, elle s'était entortillée dans un grand châle rouge, et s'était précipitée à la fenêtre, juste à temps pour attirer l'attention du voyageur.

Quand elle comprit qu'il l'avait vue, elle le salua de la tête et de la main en souriant, et lui fit des signes d'adieu auxquels il ne put se dispenser de répondre, tout en se blâmant lui-même : ne fallait-il pas être poli ? Le seul auquel il ne répondit pas, ce fut un baiser qu'elle lui envoya au bout de ses doigts, furtivement, comme confuse et effrayée de son audace. Elle ne sut même pas s'il l'avait vu, tant il s'était vite retourné et mis en marche, comme un homme qui se sent en retard. Il disparut bientôt, au moment où le soleil radieux inondait de vive lumière la campagne et la plage ; Pâquerette ferma sa fenêtre, et la mère Agathe, traversant sa cour à pas lents, rentra tristement dans sa maison.

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