Chapitres:

jeudi 8 novembre 2007

XVI.- Au Sénégal. — Où nous faisons connaissance avec le lieutenant Varnelle. — A quoi pensait Pâquerette. — Est-elle malade ?

Dans une chambre aux murs blancs, dont le mobilier très succinct est totalement étranger au confortable européen, Jean Trémisort est assis devant une grande table de bois brut, occupé à copier sur un album la branche de liane aux fleurs éclatantes plantée devant lui dans une grossière calebasse indigène. Entre deux feuilles de papier brouillard, la liane semblable est écrasée et desséchée, et « l'œil qui l'a vue dans sa gloire ne la reconnaîtra plus ». Mais l'aquarelle qui va lui faire face la reproduira avec ses courbes gracieuses et ses vives couleurs, pour que Pâquerette puisse se faire une idée de sa beauté primitive. Car cet album est destiné à Pâquerette : ne le lui avait-il pas promis ? Un homme doit tenir ses promesses ; et Jean met tous ses soins, tout son talent à cet album qui ira dans les mains de la jeune fille et qui restera dans sa maison, sous ses yeux, quand son auteur sera reparti pour de lointains voyages. Ce travail lui est une occasion de plus de penser à elle ; il s'en défend parfois, et puis il se laisse aller à son penchant, et se donne pour excuse à lui-même qu'il doit regarder son malheur en face pour s'y habituer, que ce n'est pas en fuyant la tentation qu'on se fortifie contre elle, et qu'il vaut mieux qu'il se prépare à la revoir avec calme : car enfin il faudra bien qu'il la revoie ! Que quiconque est plus courageux que lui vienne lui reprocher ses sophismes !

On frappe à la porte.

« Entrez ! » dit Jean. C'est Lefur, son brosseur, un soldat de l'infanterie de marine, pourvu d'une bonne figure ronde et placide, toute basanée, avec ces tons de cuivre que l'ardeur du soleil donne aux teints blonds. Pour le moment, sa figure s'est animée d'une expression étonnée, joyeuse, impatiente, la physionomie d'un homme qui voudrait bien dire quelque chose, mais que le respect et la discipline empêchent de parler sans qu'on l'interroge.

« Qu'y a-t-il, Lefur ? » demande Jean sans lever la tête.

« Major..... il est là !..... les sauvages ne l'ont pas mangé !

— Qui donc ?
dit Jean en se levant vivement.

— Le lieutenant Varnelle, Major !

Et il livra passage à un homme qui avait dû être grand, avant que la fatigue l'eût tassé et courbé comme un vieillard, qui avait dû avoir autrefois la peau blanche quoiqu'il fût-encore plus basané que Lefur, et qui devait être jeune, puisqu'on rappelait lieutenant, mais dont l'âge était pour le moment impossible à deviner. Jean s'élança vers lui avec un cri de joie.

« Mon cher ami! quel bonheur ! Si vous saviez comme nous vous avons pleuré ! Le bruit de votre mort a couru dix fois, et la dernière avec tant de détails..... il n'y avait pas moyen de douter.

— Et comme vous voyez, petit bonhomme vit encore. Une fois pour toutes, mon cher, ne croyez jamais les gens qui vous diront que je suis mort : je me tire toujours d'affaire.

— On assurait que vous aviez été mangé.

— Deux de mes compagnons ont été mangés, mais non pas pour moi. C'étaient des nègres : ces gens-là font mentir le proverbe qui prétend que les loups ne se mangent pas entre eux. Ah ! quel beau voyage, mon ami ! je vous conterai tout cela en détail. Aujourd'hui je n'ai pas le temps ; je viens seulement d'arriver à Saint-Louis et j'ai voulu vous serrer la main avant de me chercher un logement. Mon ancien est occupé, je n'y ai plus trouvé que ma malle, qu'on m'a fidèlement gardée. Cela me permettra de me faire beau pour aller saluer le gouverneur.

— Ne cherchez pas de logement ; j'ai de la place ici. Lefur va vous préparer une chambre, et aller chercher votre malle, après quoi il vous servira à déjeuner. Vous devez avoir faim, je pense ?

— Faim de cuisine civilisée, oui certes. Si vous saviez ce que j'ai mangé dépuis six mois ! N'importe, je suis content ! Je rapporte quelques échantillons de toutes sortes de choses, et des notes en quantité.

— Et de la santé ? Je vous regarde avec des yeux de médecin, et je ne vous trouve pas brillante mine, mon pauvre ami !

— Oh ! ce n'est rien ! Je suis un peu fatigué, c'est vrai : que voulez-vous, après les accès de fièvre, les piqûres d'insectes, les insolations, etc., etc. Mais quand je me serai un peu reposé et que je me serai refait l'estomac avec une nourriture chrétienne, vous verrez !

— Ce que je vois, c'est que tout n'est pas rose dans le métier d'explorateur, et que vous avez terriblement souffert.

— Bah !
répliqua philosophiquement Varnelle, avec un haussement d'épaules qui marquait un détachement complet de ces détails, on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs. Ce qui est passé est passé, et j'ai oublié les mauvais moments. Reste l'expérience que j'ai acquise, et qui me servira beaucoup dans ma prochaine expédition.

— Déjà ? Vous arrivez, vous pouvez à peine vous tenir debout, et vous songez à repartir ?

— Que voulez-vous ! c'est chez moi une manie. Cette fois, je saurai mieux m'y prendre, et je réponds du succès : j'irai planter le drapeau tricolore sur le bord du lac Tchad. Je vais me reposer d'abord, et puis m'occuper de réunir les éléments nécessaires, hommes, provisions, etc. Un titre officiel me serait fort utile, un crédit aussi, car ma fortune personnelle n'est pas inépuisable..... Je ne vous gêne pas, bien sûr, en acceptant votre hospitalité ? Un coin me suffit ; je n'ai pas coutume d'habiter des palais, depuis six mois !

— Si vous vous y trouvez bien, vous pourrez garder la maison entière pour vous quand je serai parti.

— Vous quittez le Sénégal ?

— Oui ; mon temps de séjour est écoulé, et je retourne en France dans un mois.

— Mais j'espère bien n'avoir pas besoin de plus de temps que cela pour me remettre ! Nous prendrons peut-être passage sur le môme bateau : il faut que j'aille à Paris, que je voie le ministre, que j'obtienne une mission, une escorte, l'autorisation d'emmener des compagnons et de les choisir ; je les veux bons, et peu nombreux. Il me faudra un médecin ; j'ai dû plusieurs fois mon salut à quelques petites connaissances médicales qui m'ont fait passer pour un grand sorcier. Un vrai médecin, qui ferait des guérisons un peu éclatantes, serait pris pour le Grand-Esprit en personne et, on ne risquerait pas de mourir de faim avec lui : les sauvages nourrissent très bien leurs divinités.... Une idée, Trémisort : venez avec moi, voulez-vous ?


Jean sourit tristement.

« Cela me plairait assez, pour bien des raisons ; mais ma mère ? Elle n'a que moi au monde. Je vous ai conté mon histoire, Varnelle ; vous savez qu'après avoir travaillé des années pour me procurer un état qui ne m'éloignât pas d'elle, elle s'est décidée, dans mon intérêt, à se séparer de moi, et qu'elle vit seule, sans autre consolation que mes rares visites et l'espoir que nous serons un jour réunis pour ne plus nous quitter. Il faut donc que j'arrive au professorat le plus tôt possible, pour ne plus naviguer et la prendre avec moi : mon devoir est là, il n'y a ni curiosité ni ambition qui puissent m'en détourner. Ce n'est pas un devoir pénible, d'ailleurs ; si vous saviez comme elle est bonne et tendre, intelligente et pleine de tact, malgré son ignorance des choses qui s'apprennent dans les livres ! On peut causer avec elle, mieux qu'avec telles et telles belles dames sans cervelle, instruites à la façon des perroquets, qui ne comprennent rien à ce qu'on leur dit, et vous interrompent par quelque réflexion démontante à force d'ineptie.

— Oui, j'en ai connu de pareilles,
dit Varnelle en riant ; elles s'imaginent tout connaître et répètent sans cesse : « Je sais bien ! je sais bien ! »

— Ma mère, elle, avoue franchement qu'elle ne sait pas, et demande qu'on lui explique les choses. Elle vous écoute, ses grands yeux attentifs attachés sur les vôtres ; toutes ses remarques prouvent qu'elle a compris, tous ses jugements témoignent d'un esprit juste, généreux et sincère. Ce n'est pas elle qui se paierait de mots et se laisserait détourner du droit chemin. Oh ! la chère sainte, ma mère !

— Vous êtes un brave graçon, Trémisort... Restez donc en France : si j'avais une mère, je ne voudrais l'affliger pour rien au monde. Mais je suis orphelin, cela me rend tristement libre de risquer ma peau : personne n'y tient..... Donc, vous partez le mois prochain ; d'ici là vous me droguez à outrance, pour que je sois en état de voyager avec vous et de jouir de votre société, de Saint-Louis à Cherbourg. Et après ? Moi, je file sur Paris pour préparer mon expédition. Et vous ?

— Moi, je cours à Saint-Roch embrasser ma mère, et puis je vais vous retrouver à Paris, où je tâche de décrocher mon diplôme de docteur : mes titres et mes campagnes me tiennent lieu d'inscriptions à la Faculté. Après cela ; je verrai ce qu'on voudra faire de moi.

— Bonne chance, savantissime docteur ! J'aperçois Lefur qui revient avec ma malle ; veuillez m'indiquer ma cellule, que j'aille procéder à mon installation et à ma toilette, et rendre ensuite mes devoirs au gouverneur de la colonie. Il faut que je le mette dans mes intérêts en lui promettant d'étendre son empire... Avez-vous de l'influence sur lui ?

— Autant que peut en avoir un médecin de deuxième classe ; elle est à votre service, mais je pense que vous en auriez plus que moi.

— Réunissons-les, mon. ami, réunissons-les ! les petits ruisseaux font les grandes rivières ! »

Et Varnelle se leva en fredonnant un vieux refrain.

« Le travail est le bonheur,
« L'union fait la force ! »


Jean Trémisort le suivit en soupirant. « Quelle belle gaîté ! se disait-il ; j'ai honte de ne pas pouvoir l'imiter. Faire son devoir gaîment, en dépit de ce qu'il vous coûte, c'est le summum de la perfection : j'en suis loin ! Peu importe qu'ici on me plaisante sur ma mélancolie et qu'on m'ait baptisé le chevalier de la Triste-Figure ; mais je ne voudrais pas apporter cette triste figure à ma mère. Pauvre femme ! pour son bonheur, il faut qu'elle me croie guéri..... Je suis bien aise que Varnelle songe à revenir en France avec moi ; la gaîté est contagieuse, et en m'attachant à ses pas je réussirai peut-être à en acquérir un peu... Que se passe-t-il là-bas ? Les lettres que ma mère dicte à l'un ou à l'autre ne peuvent que me renseigner sur sa santé ; la dernière que M. Auribel m'a écrite parlait de l'inquiétude que lui donnait sa fille, qui devenait languissante et triste... Pourvu que je n'y sois pour rien ! Mais non... deux ans passés... elle m'a sûrement oublié..... je dois l'espérer. »

Sincère ou non, l'espérance de Jean faisait fausse route : Pâquerette ne l'avait point oublié. Lorsque le jeune homme avait quitté Saint-Roch pour aller s'embarquer sur la Proserpine, elle n'avait témoigné aucun chagrin, aucun regret : se croyant sûre d'être aimée, elle planait en plein ciel et riait à ses rêves d'avenir, qu'il lui semblait toucher de la main. Elle n'avait réellement pas souffert de l'absence de Jean : Elle n'avait pas besoin de le voir, il lui suffisait de penser à lui et de croire qu'il pensait à elle. On aurait pu la croire insensible au départ de son sauveur, si elle ne se fût appliqué à entourer la mère Agathe de soins et de tendresse. « Quel bon petit cœur, disaient M. Auribel et Mlle Monique, elle veut la consoler. » M. Dangrune ne disait rien, et prenait parfois l'air narquois de quelqu'un qui a pitié de la cécité de ses contemporains. Il avait vu plus clair que ses vieux amis, étant moins intéressé dans la question. Dans ce qu'il avait deviné, il ne voyait aucun mal, au contraire ; mais il se gardait bien de porter la lumière dans la situation par une intervention prématurée. D'abord, il trouvait, en quoi il n'avait pas tort, Jean et Pâquerette un peu jeunes pour entrer en ménage. « Si c'est solide, pensait-il, cela durera, et on verra plus tard ; si c'est une fantaisie de jeunesse, cela passera, et il vaudra mieux alors qu'on n'en ait jamais parlé. » Et puis, un brin de scepticisme de vieux garçon l'empéchait d'être bien sûr des sentiments de son vieil ami le docteur. Peut-être, si on lui disait que son protégé osait lever les yeux sur sa fille, applaudirait-il des deux mains ; mais peut-être aussi jetterait-il les hauts cris : cela s'est vu, ces choses-là. On ne risquait donc rien à se taire, à attendre et à laisser la situation se dessiner.

Elle se dessina peu à peu, d'une façon inquiétante pour Pâquerette et pour ceux qui l'aimaient. Jean écrivait régulièrement au docteur, c'était un devoir auquel il n'eût pas manqué ; ses lettres étaient pleines de faits intéressants surtout pour un savant et un médecin, et se terminaient invariablement par l'hommage de son profond respect à Mlle Ollivier et à Mlle Auribel, Toujours ce profond respect ! il la mettait sur la même ligne que tante Monique, comme si..... S'était-elle donc trompée ? Mais non, ces larmes, elle ne les avait pas rêvées ; elle les sentait encore, toutes chaudes, sur ses mains..... Et puis l'expression de ses yeux, et mille petites choses... Non, elle ne s'était pas trompée ; à ce moment-là, Jean l'aimait... A ce moment-là ! Oui ; mais à présent ? Elle avait souvent entendu dire, sans le croire, tant cela lui paraissait impossible, qu'il existait en ce monde des cœurs sans mémoire, qui aimaient pendant un certain temps, et qui se laissaient ensuite distraire par l'absence, l'éloignement, la distance, et finissaient par oublier leur amour. Jean n'aurait-il qu'un de ces cœurs-là ? et la Pâquerette dont il avait couvert les mains tremblantes de larmes et de baisers passionnés ne serait-elle déjà plus pour lui que « Mademoiselle Auribel. » L'ingrat ! le méchant ! si c'était vrai... La pauvre petite ne le maudissait pas longtemps ; son cœur n'était pas capable de le condamner, et elle lui trouvait bien vite des excuses. Ingrat, pourquoi ? que lui devait-il ? De l'amitié peut-être, de la reconnaissance sûrement, et il n'avait jamais manqué à ces devoirs-là : mais de l'amour ! c'était autre chose. Elle sentait bien par elle-même, la pauvre Pâquerette, qu'il lui serait impossible d'aimer qui que ce fût, le prince Charmant lui-même, par reconnaissance, de quelques bienfaits qu'il l'eût comblée : on aime si on peut, et la place était prise... Oh ! peut-être qu'elle était prise aussi chez Jean..... Il n'y a pas que des négresses au Sénégal ; le gouverneur, d'autres chefs de la colonie, des fabricants, des commerçants pouvaient avoir des filles... Qui sait si Jean n'était pas en train de se marier ? Elle n'aurait pas le droit de s'en plaindre ; car enfin, il ne lui avait jamais dit nettement qu'il l'aimait..... Oh ! qu'elle avait été sotte de ne pas oser davantage !..... mais non, elle n'aurait pas pu : quelle idée cela aurait donnée d'elle à Jean !

Ce fut vers la fin d'avril, environ six mois après le départ du jeune homme, qu'elle commença à s'inquiéter ; et à force de tourner et de retourner ces pensées dans son esprit, elle s'attrista peu à peu : plus de ces rires joyeux, plus de ces légères vocalises qui décelaient sa présence d'un bout à l'autre de la maison et dont l'écho la suivait comme une traînée de parfums. Son allure était plus alanguie, sa physionomie moins vive ; Mlle Monique s'alarma, le docteur la crut malade et lui fit subir un examen anxieux. Il se rassura : sa santé n'était point atteinte. Elle s'ennuyait peut-être ? la vie n'est pas bien gaie pour la jeunesse entre deux personnes sérieuses, et Pâquerette avait sans doute besoin de distractions autres que celles qu'elle trouvait à Bois-Guillaume avec ses pauvres et son jardin. On décida de ne pas aller à Saint-Roch cette année-là, et de passer les vacances à Trouville. Pâquerette n'osa pas dire que cela ne lui plaisait point ; elle se laissa emmener à Trouville avec une provision de jolies toilettes, se promena sur les planches, alla au Casino, dansa, entendit de la musique, fit des parties de pêche et de promenade avec des jeunes filles de son âge ; mais elle ne retrouva son ancienne gaîté qu'un seul jour, celui qu'on alla passer à Saint-Roch chez la mère Agathe. Ce jour-là, elle s'habilla et se coiffa de son mieux, voulant être jolie pour la mère de Jean, et elle emporta toute une provision de menus cadeaux qu'elle lui portait, et qu'elle avait confectionnés avec amour. C'était, entre autres, un bel abat-jour rose pour sa lampe, un coussin pour sa chaise, afin qu'elle y fût assise plus mollement, une pelote pour ses épingles, une ménagère pour son fil et ses aiguilles, un châle tricoté pour la préserver du froid quand l'hiver viendrait, et même un petit tapis pour le vieux Pelote, qui ne quittait plus guère la pierre du foyer. Parmi ces objets, il en était plusieurs, et Pâquerette s'en doutait bien, qu'Agathe jugerait trop beaux pour son usage, et qui s'en iraient orner la chambre de Germain, devenue la chambre de Jean : il s'en servirait quand il reviendrait.....

Cette heureuse journée fut bientôt passée, et Pâquerette retourna s'amuser à Trouville, puis reprendre ses quartiers d'hiver à Rouen. Cet hiver-là, on la conduisit dans le monde, quoiqu'elle n'eût que dix-sept ans et demi ; sa mélancolie croissante inquiétait le docteur, et quand il la voyait à l'église, le front penché, absorbée dans sa prière, il lui passait des frissons dans le dos à l'idée que peut-être elle songeait à entrer au couvent. Pâquerette n'y pensait guère : elle priait pour Jean.

Elle alla au bal, et elle y eut du succès ; on la trouva jolie, et on le lui dit ou du moins on le lui fit entendre : hormis dans les romans et au théâtre, ces choses-là ne se disent pas brutalement entre gens bien élevés. Les compliments ne lui déplurent point, non plus que le murmure flatteur qui accompagnait son entrée dans un salon : si d'autres la trouvaient jolie, pourquoi Jean la trouverait-il laide ? L'espoir lui revint un peu, et avec l'espoir la gaîté ; elle s'amusa, le printemps revenu, à donner des fêtes à Bois-Guillaume. où elle se laissait courtiser comme une petite reine : son père et Monique faisaient tout ce qu'elle voulait.

Mais quand le mois d'août fut proche, elle déclara nettement qu'elle était lasse de danse et dé plaisirs, qu'elle avait besoin de se reposer et qu'elle aimait bien mieux aller à Saint-Roch que de retourner à Trouville. Sa volonté fut faite : ce n'était pas pour son agrément personnel que Mlle Ollivier changeait de toilette quatre fois par jour et passait la moitié des nuits dans les salons du Casino. On alla donc à Saint-Roch, où l'on retrouva le père Dangrune : il n'avait jamais voulu se laisser entraîner à Trouville, tenant à passer ses vacances en vareuse de laine, coiffé d'un chapeau de paille ou d'un béret de marin, selon le temps qu'il faisait.

Les vacances de cette année-là apportèrent une déception à Pâquerette. Agathe, qui aimait tant autrefois à parler de Jean, de l'enfance de Jean, des traits d'esprit ou de courage de Jean, était devenue muette sur tout cela. La jeune fille avait beau amener la conversation sur son fils, lui poser même des questions directes, Agathe se dérobait, répondait brièvement et parlait bientôt d'autre chose. On aurait dit que la société de Pâquerette lui pesait. Autrefois, c'était un des jeux favoris de l'enfant de l'aider dans son ménage, et de confectionner des mets de son invention dans ses ustensiles si brillants. Elle s'attachait au cou un grand tablier, « Mère Agathe, je voudrais faire de la galette ! mère Agathe, donnez-moi de vos belles prunes, que j'en fasse une compote ! mère Agathe, apprenez-moi à faire les fromages à la crème ! » Et Agathe, souriant à ces fantaisies de ménagère, lui donnait du lait, du beurre, des œufs, de la farine, la conseillait, la dirigeait, lui prenait le rouleau des mains pour donner un tour à la pâte, quand elle la voyait rouge et essoufflée après tant d'efforts. Et à la fin Pâquerette triomphante applaudissait de ses mains toutes blanches de farine le gâteau ou la tarte aux prunes qu'on portait cuire au four du boulanger. Mais cette année, Agathe ne se prêtait plus à rien. Elle ne refusait pas son aide aux essais culinaires de Pâquerette ; elle l'aidait même trop, sous prétexte de l'empêcher de se salir : ce n'était plus amusant du tout, dans ces conditions là !

La veille de son départ, comme Agathe répondait cérémonieusement à ses câlineries et l'appelait mademoiselle d'un ton respectueux, l'enfant n'y put plus tenir et fondit en larmes en balbutiant : « Oh ! mère Agathe, mère Agathe, comme vous me parlez ! Vous ne m'aimez donc plus ? »

La vieille femme, le cœur gros, la prit dans ses bras, lui essuya les yeux, et, tout près de s'attendrir elle aussi :

« Mon cher petit cœur ! cher ange du bon Dieu ! ne plus vous aimer ! comment ferais-je donc ? Mais, voyez-vous, maintenant vous êtes une grande demoiselle, on ne peut plus vous parler comme à une petite fille... je ne vous en aime pas moins, bien sûr..... On est obligé comme cela, dans la vie, de changer ses habitudes : quand vous serez une dame. croyez-vous que votre mari serait content de voir la mère Agathe prendre des libertés avec vous ? Il faut que chacun se tienne à son rang ; mais cela ne m'empêchera jamais de vous aimer. »

Pâquerette secoua la tête et s'en alla tristement : ce n'était pas là-dessus qu'elle avait compté, en venant cette année-là à Saint-Roch.

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