Chapitres:

mardi 23 octobre 2007

VIII.- Comment le père Ridoche lisait les lettres de Jean. — L'attente bienheureuse. — Le premier galon. — Sous les pommiers.

Assise sur un banc dans sa cour, à l'ombre d'un pommier, la mère Agathe lisait une lettre de Jean. Oui, elle lisait : l'amour maternel fait de ces miracles. Tant que le vieux curé de Saint-Roch avait vécu, elle n'avâit pas trop souffert de son ignorance ; mais lorsqu'il fut couché derrière son église, dans le frais cimetière où tant de mouches bourdonnent autour des fleurs qui couvrent les tombes, elle n'osa pas aller demander au jeune prêtre qui le remplaça de lui lire les lettres de Jean et d'y répondre pour elle. Il ne connaissait pas son enfant : cela ne l'intéresserait pas, et elle n'oserait pas le prier de recommencer, ni lui dicter une foule de petite choses qui faisaient plaisir à Jean, mais qu'il trouverait sans doute bien niaises... Elle n'alla donc plus au presbytère, et s'adressa au vieux cordonnier Ridoche, qui consentit avec beaucoup de complaisance à lui servir de secrétaire. Mais ce n'était pas tout plaisir, d'accepter les services du père Ridoche. Il avait la manie de se mêler de tout, et de donner son avis quand on ne le lui demandait point. Or, son avis, c'était qu'un fils devait continuer le métier de son père, ou tout au moins ne pas s'élever au-dessus de la condition de ses parents ; de là une foule de réflexions critiques dont il interrompait sa lecture.

« Hein, hein, hein... ma chère maman, je m'habitue très bien au lycée... hem, hem... pourquoi diable l'avez-vous mis au lycée ? de mon temps, d'ailleurs, on appelait ça un collège : ils ont la manie de changer les noms des choses, à présent... Le professeur de ma classe est très content de moi, et il me donne des leçons à part, pour que je rattrape les autres, qui savent plus de latin que moi... Du latin ! qu'est-ce qu'il en fera, je vous le demande ? vous ne voulez pasqu'il soit curé ?... J'ai été premier en histoire naturelle, et ça a vexé Lantourny qui était toujours premier les autres fois ; nous nous sommes battus, et c'est moi qui l'ai mis par terre ; à présent nous sommes très bons amis... Hem, hem, comptez là-dessus... je connais ça, le baron de Lantourny, il a un château dans le pays de ma femme : il pourra bien faire payer ça à votre fils, par la suite... ces gros messieurs-là ont le bras long, et il ne faut pas qu'on touche à leurs enfants... » Etc., etc. ; la pauvre Agathe revenait toujours la mort dans l'âme de l'échoppe du père Ridoche, quand elle était allée s'y faire lire une lettre de son fils.

Aussi, la première fois que Jean vint en vacances, après les premières joies du retour, quand elle se fut fait raconter par lui tout ce qu'il n'avait pas pu mettre dans ses lettres, elle lui demanda en baissant la voix, timidement, à lui, son fils ! s'il ne pourrait pas lui apprendre à lire.

« J'ai essayé toute seule, ajouta-t-elle sans oser le regarder, tant elle avait peur de le voir sourire ; j'ai essayé, dans le vieux petit livre déchiré que Mlle Pâquerette a laissé ici l'an passé ; mais je n'ai pas pu. C'est que,vois-tu, c'est si triste d'être obligée de porter tes lettres au père Ridoche, qui trouve à redire à tout ce que tu m'écris... Cela me perce le cœur, ses mauvaises paroles contre toi... j'aimerais presque autant ne pas avoir de tes nouvelles... »

Une larme chaude tomba des yeux de Jean sur la main de sa mère, pendant qu'il murmurait avec tendresse : « Pauvre maman chérie ! oui, je t'apprendrai... moi aussi, cela me gênait de penser qu'un autre que toi lisait mes lettres... Et je t'apprendrai aussi à écrire, pour que tu me répondes ».

Le jeune garçon s'avançait beaucoup ; les doigts d'Agathe étaient trop raides et trop rudes pour apprendre à tenir une plume. Mais elle apprit à lire l'écriture : pour l'imprimé, elle ne s'en souciait pas, puisqu'elle ne voulait que lire les lettres de son fils. Et grâce à l'attention qu'il eut d'écrire pour elle en gros caractères bien formés, Agathe n'eut plus besoin de Ridoche que pour répondre sous sa dictée.

Et maintenant, assise à l'ombre du pommier, elle relisait la lettre arrivée la veille, la dernière lettre de Jean. Elle relisait tout, l'adresse, les timbres, la date, la signature : « Jean Trémisort ». Cette lettre-là venait de Brest, où Jean faisait ses études pour être médecin de la marine. C'était son goût : il aimait la mer, comme un vrai fils de pêcheur, et il avait pris auprès du docteur Auribel la passion de la médecine. Après de brillantes études, il avait été reçu le premier à l'École de médecine de Brest ; et maintenant il en sortait, heureux et fier d'être un homme, de gagner sa vie et de venir se montrer à sa mère dans son bel
uniforme neuf.

« Chère mère, disait-il, j'ai un tout petit congé pour venir te voir avant de partir. On m'a offert un embarquement tout de suite, et j'ai accepté : il n'y a pas de place vide tous les jours, et si j'avais laissé celle-ci à un autre, j'aurais pu ensuite attendre longtemps. Je comptais passer deux mois avec toi, et j'en étais si content ! mais, vois-tu, il vaut mieux que je navigue pendant que je suis jeune, et que j'arrive le plus vite possible au grade où je pourrai passer les examens pour être professeur à l'école d'où je viens de sortir. Alors, mère chérie, je ne reprendrai plus la mer, et nous ne nous quitterons plus. Tu viendras demeurer avec moi, tu n'auras plus besoin de travailler, tu tiendras mon ménage, et nous serons heureux... »

Elle s'arrêta. « Oh ! oui, nous serons heureux ! moi, du moins... Mon cher enfant ! il parle de me prendre chez lui... Ridoche m'a-t-il prédit assez souvent qu'il ne voudrait plus seulement me regarder, quand il serait devenu un Monsieur !... il ne sait pas ce que c'est que mon Jean... La lettre m'est arrivée hier ; et lui, c'est aujourd'hui qu'il vient... aujourd'hui ! aujourd'hui ! »

La voix grêle de la vieille horloge jeta quatre coups dans les airs. Agathe se leva, replia la lettre qu'elle serra dans sa poche. et rentra chez elle pour donner un dernier coup d'œil à la chambre du voyageur. Tout était prêt, bien prêt ; elle devait le savoir, elle s'en était déjà assurée tant de fois ! L'heure approchait : Agathe n'avait plus rien à faire chez elle ; en allant sur la route, elle verrait de loin arriver la voiture... Elle traversa sa cour et alla jusqu'au Calvaire : de là elle dominait les replis de la route blanche et poudreuse. Tout là-bas, ce point noir... on ne le voit plus, il y a une descente à cet endroit-là... Le point noir reparaît, grossit ; il avance, soulevant des nuages de poussière, et on entend tinter des grelots... C'est la diligence, elle approche au grand trot des chevaux, elle s'arrête... Oh ! est-ce Jean qui saute à terre et qui accourt par ici ?... et la mère, aussi émue qu'une jeune fille au retour de son fiancé, s'élança les bras ouverts au-devant du jeune homme.

Oh ! quelle joie ! et comment en parler ? A ceux qui ne l'ont pas éprouvée, quelles paroles pourraient en donner idée ? et ceux qui la connaissent la comprendront sans phrases. Au bout d'un instant, Agathe écarta son fils d'elle pour mieux le voir, et tous deux souriaient avec des larmes plein les yeux. C'était bien son Jean, ce bel officier avec du velours à ses manches et un galon d'or à sa casquette: ah! si son père le voyait ainsi ! si grand, si beau, si glorieux ! Pardonnez à son naïf orgueil : pour elle le jeune médecin, entrant à peine dans la carrière, était l'égal des plus grands de ce monde.

Elle l'emmena dans leur maison, en passant par les rues pour qu'on la vît au bras de son fils, marchant légèrement, comme soulevée par les ailes de la joie. Les gens du village venaient sur les portes pour les voir passer, et les enfants s'approchaient tout près de Jean, allongeant un doigt indiscret pour toucher son bel uniforme. Jean riait, caressait leur tête ébouriffée, disait : « Bonjour, mes enfants : ça va. bien ? » Et eux, tout fiers de ce qu'il leur avait parlé, répondaient : « Bonjour, monsieur Jean ! » il y en eut même qui dirent : « Bonjour, monsieur Trémisort ! »

Le soir, quand Agathe eut remis en ordre ses belles assiettes à fleurs dans le vaisselier — elle s'était servie pour son fils de ce qu'elle avait de mieux — elle vint s'asseoir auprès de lui sur le banc où elle avait relu sa lettre quelques heures auparavant, le cœur palpitant des douces émotions de l'espérance. Ce n'était plus l'espérance, maintenant : elle le possédait, il était là ! elle le regardait sans rien dire, elle ne pouvait se rassasier de sa vue. Qu'il était beau ! Il avait encore grandi depuis deux ans qu'elle ne l'avait vu ; ou du moins, il paraissait plus grand, parce qu'il était un peu moins mince et se tenait plus droit. Quel air de santé et de force dans tous ses mouvements ! Sa figure n'était plus ronde et rouge comme quand il était petit garçon : on pâlit et on maigrit, dans ces écoles où on étudie toute la journée dans les livres ; mais il avait pourtant de bonnes couleurs; et comme sa légère barbe blonde faisait bien ressortir sa bouche fraîche et ses dents blanches ! Et ses yeux ! toujours si beaux, si grands, si bleus, doux et vifs à la fois, pleins de tendresse en ce moment où il la regardait. Il tenait ses mains, ses mains brunes et rugueuses, dans les siennes si blanches et si douces ; il les serrait, il les caressait, et tout à coup il les porta à ses lèvres.

« Que fais-tu donc, Jean! mes pauvres vieilles mains ! Si j'étais une jolie jeune demoiselle...

— Il n'y a pas au monde de dame ni de demoiselle, si jeune et si jolie qu'elle fût, dont j'embrasserais les mains avec autant de tendresse, de respect, de..... oui, de dévotion que les tiennes. Chère mère bienaimée ! ont-elles travaillé pour moi, ces pauvres mains que voilà ! Jamais je ne pourrai te rendre tout ce que tu m'as donné.....

— Moi ? moi ? Qu'est-ce que je t'ai donc donné, mon enfant ? C'est le docteur, c'est sa cousine, c'est ce bon monsieur Dangrune, qui ont tout fait pour toi. Moi je n'ai rien fait : est-ce que j'aurais su !

— Sois tranquille, mère, je n'oublie rien, et j'ai de la reconnaissance pour tous ceux qui m'ont fait ce que je suis. Mais toi, tu t'es sacrifiée pour mon avenir. Tu étais seule, tu n'avais que moi ; on t'a dit : « il faut vous séparer de votre fils, » et tu m'as laissé partir. On t'a dit que bien des fils, lorsqu'ils s'étaient élevés au-dessus de l'état de leurs parents, ne daignaient plus les regarder, et tu as répondu : « Quand cela devrait arriver, j'y consens, pourvu qu'il soit heureux ». Oh ! ne le nie pas, le docteur me l'a dit, pour bien me faire comprendre combien tu m'aimais.

— Est-ce que ce n'était pas bien naturel ? je n'ai pas d'autre intérêt dans le monde que ton bonheur..... et puis..... je savais bien que cela ne pourrait jamais arriver. »


Un serrement de main de Jean la remercia d'avoir eu confiance en son cœur. Il reprit :

« Et l'argent que tu m'envoyais à Brest, pendant mes années d'école ? J'avais beau te dire que je n'en avais pas besoin, tu ne voulais me croire. Moi, je n'osais pas y toucher, à cet argent : il avait dû te coûter tant de privations, tant de travail ! Je te rapporte presque tout : il a fallu m'équiper pour le voyage, sans cela il n'y manquerait pas un centime.

— Mais comment faisais-tu ? Jamais tu ne me l'as dit dans tes lettres.

— Ai-je l'air d'un garçon qui s'est laissé dépérir ? Si on n'avait pas de vanité, on n'aurait pas besoin de grand'chose pour vivre ; et comme à l'École nous étions presque tous pauvres, il n'y avait pas de vanité entre nous. Je crois vraiment que c'étaient les riches qui avaient honte, de leurs écus. Tu ris ? c'est vrai, pourtant. Ils prenaient pension à la Tour d'Argent, ou au restaurant de la rue d'Aiguillon ; nous autres, nous avions trouvé une bonne femme qui nous faisait la cuisine. Beaucoup de farine de blé noir, en bouillie et en galettes ; du lait caillé, du fromage blanc, des fraises dans la saison, beaucoup de poisson, des choux, du lard, un peu de viande de temps en temps, et une tasse de café aux jours de fête : n'étions-nous pas bien nourris ? Et quant au logement, j'avais une fenêtre pour prendre l'air, un lit pour dormir, une table pour écrire et une chaise pour m'asseoir : il n'en fallait pas plus, puisque je ne recevais point de visites. Monsieur Dangrune et le docteur m'avaient procuré quelques leçons à donner : on ne me les payait pas cher, mais c'était asssez, puisque je ne faisais pas de dettes ! »


Il riait. Sa mère le regardait avec admiration. Comme il était gai en racontant sa dure vie d'école ! Agathe ne se rendait pas bien compte de ce que pouvait avoir de pénible le travail intellectuel ; cela lui paraissait quelque chose d'énorme, quand elle songeait à l'effort qu'elle avait fait pour apprendre à lire. Et son Jean était si savant, qu'il avait pu donner des leçons ! Dans ses lettres, il ne lui avait jamais donné de détails sur sa manière de vivre ; elle comprenait maintenant qu'il avait craint de l'affliger, car elle entrevoyait que pendant ces deux années il avait dû être mal nourri et logé misérablement. Et il n'avait pas voulu dépenser l'argent qu'elle épargnait pour lui ! Les larmes lui vinrent aux yeux, et elle murmura :

« Mon pauvre petit ! »

Le « pauvre petit » qui atteignait une taille de cuirassier, la saisit dans ses bras et fit résonner deux baisers sur ses joues hâlées.

« Allons, mère, ne t'attriste pas, les mauvais jours sont passés. Pas si mauvais, du reste ; je t'assure que j'ai souvent bien ri, et que je n'ai jamais été malade. Le gouvernement me payait, d'ailleurs, pas cher, trois cents francs par an ; mais c'était encore bien joli pour les services que je lui rendais. A présent je suis riche, pense donc, logé, nourri et payé ! J'ai été voir mon bateau avant de partir : un joli bateau, presque neuf, et des chefs tout à fait aimables.

— Tu vas donc vraiment partir !

— C'est le métier qui le veut : plus tôt je partirai, plus tôt je reviendrai. Dans deux ans je serai de retour, et j'aurai certainement un congé, que je viendrai passer avec toi. En attendant je t'écrirai souvent ; j'aurai de belles choses à te raconter..... Mlle Ollivier viendra-t-elle à Saint-Roch pendant les vacances ? L'an dernier, pendant qu'elle y était, elle m'a écrit plusieurs fois pour toi, et ce sont les meilleurs lettres que j'aie reçues. Tous les autres secrétaires arrangent ce que tu leur dictes, et font des phrases à leur manière, elle met juste tes paroles : il me semble t'entendre.

— Elle viendra, elle me l'a fait dire. J'espérais que tu te trouverais ici avec elle et Mlle Pâquerette ; mais tu seras parti !

— Je passerai par Rouen en te quittant, et je les verrai. Je ne voudrais pas m'embarquer sans avoir dit à M. Auribel, à Mlle Ollivier et à M. Dangrune combien je leur suis reconnaissant, et leur avoir promis de leur faire honneur.

— Et à Mlle Pâquerette ! C'est elle qui est la cause de tout. Te rappelles-tu qu'elle a dit : « Si nous emmenions Jean ? » Son père n'y pensait pas ; mais il a trouvé l'idée bonne et il t'a emmené.

— Oui, c'était une charmante petite fille,
dit Jean ; et il parla d'autre chose. Il en avait long à raconter, et sa mère n'était jamais lasse de l'écouter. Ce serait son seul plaisir, quand il serait loin sur la mer, de se redire toutes ses histoires ; les descriptions de Brest, les portraits de ses camarades, les promenades, les aventures, les amusements de cette jeunesse. Elle riait, et il lui semblait qu'elle les connaissait tous ; s'ils fussent venus à Saint-Roch, elle aurait eu de la peine à ne pas les appeler : « Mes enfants ».

Cependant la nuit était venue, avec son grand silence et sa sereine obscurité. Tous les bruits du village s'étaient tus, toutes les lumières s'étaient éteintes : les étoiles brillaient d'un pur éclat, et la rosée baignait l'herbe de la cour et le feuillage des pommiers, remplissant l'air d'une fraîcheur parfumée. Agathe se leva. II fallait rentrer ; Jean pourrait s'enrhumer à l'humidite. Elle n'avait pas encore pu se déshabituer de voir en lui un enfant.

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