Chapitres:

lundi 12 novembre 2007

XVIII. Un convive inattendu. — Graines d'Afrique. — Il ne comprend pas ! — La fin du courage de Pâquerette. — Où Dangrune intervient.

« M

ademoiselle, dit Reine Greffard, la fille du jardinier, élevée depuis peu aux fonctions de femme de chambre, Catherine demande si Monsieur a prévenu qu'il rentrerait plus tard qu'à l'ordinaire pour déjeuner. Il est midi, et elle n'ose pas mettre ses côtelettes sur le gril.

— Monsieur n'a rien dit du tout, Reine, et nous ne savons pas pourquoi il est en retard. Que Catherine attende ; je sonnerai quand je verrai la voiture en haut de la côte, et ses côtelettes auront encore le temps de cuire... Tenez, la voilà qui paraît : allez vite ! »


Reine détala prestement, et Mlle Monique posa sur la table le livre qu'elle lisait et remit ses lunettes dans leur étui. Puis elle appela Pâquerette, et toutes deux descendirent dans la salle à manger. Tous les dimanches, le docteur en revenant de sa tournée en ville, prenait dans sa voiture son vieil ami Dangrune et l'amenait passer la journée et la nuit à Bois-Guillaume ; il le reconduisait à Rouen le lundi matin.

Monique donnait un coup d'œil au couvert, et Pâquerette redressait quelques fleurs des jardinières, quand le docteur mit pied à terre devant la maison et entra dans le vestibule. On entendit un bruit de pas, un ordre : « Reine, mettez un couvert de plus ! » et la porte de la salle à manger s'ouvrit.

« Je vous amène un convive inattendu, dit M. Auribel d'un ton joyeux : Monsieur le docteur Trémisort ! »

Monique faillit laisser tomber une carafe qu'elle changeait de place, et Pâquerette devint presque aussi pâle que le lilas blanc de sa jardinière. Il lui semblait que son cœur ne battait plus du tout, et elle resta un instant immobile, les yeux baissés vers les fleurs qu'elle ne voyait pas. Puis elle fit un effort, releva la tête et regarda Jean. C'était bien lui, très basané, excepté le front resté blanc sous la visière de la casquette ; il était un peu amaigri, et ses yeux bleus brillaient d'un vif éclat dans ce teint brun. Il répondait aux paroles de bienvenue de Mlle Ollivier, qui tenait ses deux mains serrées dans les siennes, il avait l'air attendri, et son regard errait ça et là : cherchait-il celui de Pâquerette, ou voulait-il l'éviter ? Il le rencontra, et, qu'il désirât ou non le taire, le secret de son cœur s'y laissa lire sans voile. Elle n'avait plus besoin qu'il parlât ; elle l'avait compris maîntenant ! Et elle serait plus brave qu'autrefois, elle ne le laisserait pas repartir ; elle avait deux ans de plus, et eIle n'était plus un enfant, puisqu'on la demandait en mariage !

Cependant Jean avait bien vite détourné les yeux. Pendant une seconde, il s'était laissé aller à la joie de la revoir : il s'en repentait déjà, et ce fut avec une politesse irréprochable, mais qui ne parlait nullement d'amour, qu'il salua Pâquerette et lui adressa quelques phrases banales. La pauvre enfant tombait du haut de son rêve ; elle avait peine à ne pas pleurer.

« Figurez-vous, dit M. Auribel, que j'ai trouvé ce gaillard-là chez Dangrune, et qu'il ne voulait pas se laisser emmener. Il craignait d'être indiscret, de déplaire à ces dames, il comptait venir dans la journée nous faire une visite !

Toutes ses tergiversations nous ont mis en retard ; mais enfin le voilà ! Tu vas nous rester un peu, Jean ?

— Pardon, Monsieur, il faut que j'aille voir ma mère ; je l'ai à peine embrassée. Je passerai chez elle une partie de mon congé, et puis j'irai m'informer de ce qu'on fera de moi. Il faut que je navigue pendant que je suis jeune.

— A peine arrivé, tu penses à repartir ! Ce ne sera pas sans donner quelques jours à tes plus vieux amis nous avons tant de choses à nous dire! Allons, à table. Je te permets le silence jusqu'au dessert : après, tu auras la parole, et tu nous raconteras le Sénégal. »


On déjeuna longuement, car en dépit de son progamme, le docteur posait sans cesse des questions à Jean, qui s'anima peu à peu et perdit sa raideur d'emprunt. Quand on eut un peu épuisé le Sénégal, on mit Jean au courant des nouvelles de Rouen. Il s'y trouvait des jeunes gens qu'il avait connus autrefois, au lycée de Caen, ou à Brest, et ses hôtes pensaient narellement qu'il ne serait pas fâché d'apprendre ce qu'ils étaient devenus. Quelqu'un prononça le nom de Charles Lantourny.

Ce nom jeta comme une douche sur la gaîté renaissante de Jean.

« Ah ! Lantourny ! dit-il avec effort. Un charmant garçon... j'aurai certainement bien du plaisir à le revoir... Il est à Rouen ?

— Non, il n'y est pas,
répliqua vivement Pâquerette, et vous n'aurez pas le plairir de le revoir. Il est parti depuis huit jours pour visiter l'Italie, l'Autriche, je ne sais quoi encore. « On n' sait quand il viendra, » comme dit la chanson !

Jean respira. Pâquerette avait mis à parler de Lantourny une désinvolture qui signifiait clairement qu'elle ne se souciait pas de lui, et qu'il pouvait bien ne jamais revenir ; elle ne prendrait pas son deuil ! Elle n'était donc pas sa fiancée, comme il J'avait entendu dire ? Presque aussitôt, Jean se reprocha ce mouvement de joie : qu'est-ce que cela lui faisait, le mariage de Pâquerette ? Charles Lantourny ou un autre, il faudrait bien qu'elle finit par épouser quelqu'un... N'importe, il se trouvait débarrassé de l'angoisse qui lui avait étreint le cœur, lorsque à son débarquement une des premières nouvelles qu'on lui eût contées avait été « le prochain mariage du fils du baron Lantourny avec la charmante Mlle Auribel. »

On quitta la table, et comme à son premier retour, Jean présenta à ses amis les souvenirs qu'il leur rapportait. Il s'excusa de leur rusticité : les nègres, Peuls, Ouolofs ou Toucouleurs ne sont pas aussi habiles que les Chinois. Mais l'album destiné à Pâquerette fit pousser des cris d'admiration. Non seulement Jean avait joint à chaque fleur desséchée l'image à l'aquarelle de cette fleur dans toute sa beauté, mais encore il l'avait souvent accompagnée du paysage où il l'avait rencontrée.

« J'ai apporté des graines des plantes qui me semblent les plus robustes, dit-il ; je vais donner mes instructions à Greffard, et je crois qu'en serre il parviendra à les faire pousser et même fleurir. Vous chauffez la serre en hiver, n'est-ce pas ?

— On la chauffera tout exprès,
s'écria Pâquerette rayonnante. Je serai si contente d'avoir des fleurs du Sénégal ! Allons tout de suite porter les graines à Greffard, voulez-vous ? »

Jean s'inclina et la suivit. Elle s'éloigna d'abord très vite, mais bientôt elle ralentit le pas et marcha doucement près de lui.

« Je ne sais comment vous remercier, lui dit-elle — et son regard timide et chargé de tendresse était bien plus éloquent que ses paroles. — Ce n'est pas comme un bibelot qu'on achète au dernier moment et qui ne prouve qu'un instant de souvenir... il faut que vous ayez pensé à moi tout le temps de votre absence... C'est cela qui me touche, monsieur Jean, encore bien plus que la beauté du cadeau... Vous ne m'avez donc jamais oubliée ? »

Elle parlait d'une voix caressante qui appelait un aveu. Mais Jean se fit de glace pour lui répondre :

« Jamais, Mademoiselle. Il ne faut pas me demander cela : vous devez en être sûre !

— Pas trop ! »
répondit-elle impétueusement ; et elle prit sa course vers la serre où se trouvait Greffard, pour que Jean ne vît pas les larmes qui avaient jailli de ses yeux. Elle faisait tout son possible pour l'encourager, et il lui répondait comme s'il ne voulait pas comprendre. Sans doute, elle était sûre de ne pas être oubliée ! mais il y a manière de se souvenir... »

Elle était calme en apparence lorsqu'il la rejoignit, et elle assista silencieusement à sa conférence avec Greffard. Puis elle revint à petits pas, toujours silencieuse, retrouver le groupe des parents. Elle espérait que Jean engagerait de nouveau la conversation ; mais il semblait muet tout comme elle.

Pendant ce temps-là, on s'occupait d'eux autour du guéridon qui supportait les tasses à café. On les avait d'abord regardés s'éloigner, et tout naturellement l'idée était venue à ceux qui les regardaient qu'ils faisaient un bien joli couple. Jean, grand, et élancé, maigre, de la maigreur robuste de la jeunesse, mais brillant de santé et de vigueur en dépit du Sénégal ; Pâquerette, petite et délicate, avec ses contours arrondis et sa démarche légère, et le gracieux mouvement d'oiseau de sa fine tête qu'elle levait vers lui d'un air interrogateur.

« Eh bien, dit Dangrune au docteur, commencez-vous à comprendre ?

— Comprendre quoi ? Savez-vous ce qu'il veut dire, Monique ?

— Mlle Ollivier ne répondra pas, parce que sa conviction n'est encore qu'à l'état d'ébauche ; mais je vois dans ses yeux que la vérité vient de lui apparaître, et qu'elle sait pourquoi Pâquerette déteste Charles Lantourny.

— Quoi ! Dangrune, voulez-vous dire que ma fille...

— Je veux dire que votre fille a un grand cœur et un esprit généreux, qu'elle est capable de distinguer le vrai mérite d'un homme de la valeur de convention d'un autre, et qu'elle a donné son cœur au plus digne. Observez-la bien, et vous me direz si je me trompe.

— Mais c'est impossible ! Voilà deux ans et demi qu'elle ne l'a vu !

— Mais, il y a deux ans et demi, elle l'a vu tous les jours pendant deux mois. Et puis les souvenirs d'enfance et puis l'éloge de ce garçon, que vous ne vous priviez pas de faire devant elle et puis, et puis... Cherchez donc un peu, parmi tous les jeunes gens qu'elle a eu l'occasion de connaître, s'il y en a un qui lui aille à la cheville !

— C'est vrai !
murmura le père, tout rêveur. Mais ce n'est pas toujours une raison... Monique, ma chère amie, qu'en pensez-vous ? est-ce que vous n'avez rien remarqué ? Pourquoi cet air désolé ?

— C'est de la confusion, mon pauvre cousin...Vous m'avez confié votre fille à élever, et je n'ai pas su deviner ce qui se passait dans sa tête... Je me rappelle à présent une foule de petites choses auxquelles je n'avais attaché aucun sens... Mais vous, monsieur Dangrune, puisque vous vous vantez d'y avoir vu plus clair que nous, pourquoi ne pas nous avoir avertis » ?


Dangrune rougit comme un écolier pris en faute.

« J'ai peut-être bien eu tort, mais... je supposais que vous deviez en savoir aussi long que moi ; et puis !... J'aime beaucoup la fillette, mais j'aime aussi le garçon, voyez-vous ! Si cela dépendait de moi, la situation serait vite tranchée. »

Le docteur ne répondit pas : il fronçait les sourcils comme un homme très mécontent. Certes, il était le premier à reconnaître le mérite de Jean Trémisort, et il avait pleine confiance en lui comme caractère et comme cœur ; mais son origine, sa mère... Pauvre Agathe ! elle était pourtant digne de son fils, et le docteur se reprochait ce mouvement d'orgueil, si peu d'accord avec les principes de toute sa vie... Et puis, serait-ce si gênant, cette belle-mère qui vivait dans un village de Normandie ? Beaucoup de familles riches et haut placées passeraient là-dessus, et donneraient sans hésiter leur fille au docteur Jean Trémisort..... Était-ce bien sûr que Pâquerette l'aimait ? A cette question, ses souvenirs répondaient d'une façon trop claire. La gaîté de sa fille, l'épanouissement de sa beauté, qu'il attribuait au bon air de Saint-Roch, et qui coïncidaient avec le séjour de Jean ; sa tristesse et la langueur qui l'avait inquiété ensuite; son émotion visible, tout à l'heure, à son arrivée... Serait-ce donc lui, le père, qui pour des considérations mondaines briserait le cœur de cette enfant idolâtrée et mettrait dans sa destinée la richesse et l'orgueil à la place du bonheur !

Le docteur songeait encore, lorsque les deux jeunes gens revinrent de leur conférence avec Greffard.

« Cela ira très bien, dit Jean ; Greffard a compris le terrain et l'exposition qu'il faut à mes plantes. J'espère que vous aurez bientôt le plaisir de les voir pousser. Il faut maintenant que je prenne congé de vous, si je veux arriver à Rouen pour l'heure du train. Ma mère m'attend ce soir.

— Ah ?... c'est trop juste... Adieu donc, mon ami... mes meilleurs souvenirs à Mme Trémisort. »

Jean serra la main qu'il lui tendait, puis celle de Monique et celle de Dangrune, et s'inclina en passant devant Pâquerette, qui se tenait debout, pâle, les mains pendantes à ses côtés et les yeux agrandis par l'angoisse. Il y avait du vague dans sa pauvre tête endolorie ; elle ne se rendait pas bien compte de ce qui se passait, elle sentait seulement qu'elle souffrait, et elle se demandait si vraiment Jean allait partir sans rien lui dire. Quand il eut disparu, et qu'elle eut entendu la grille se refermer sur lui, la tête lui tourna; sentant qu'elle allait tomber, elle étendit les bras pour chercher un appui, et saisit un dossier de fauteuil où ses doigts se crispèrent comme un ressort d'acier. Dangrune, effrayé de sa pâleur, l'enleva comme une plume sans qu'elle fit de résistance, et alla la déposer sur le canapé.

« La voilà à moitié pâmée, dit-il au docteur et à Monique qui se précipitaient vers elle ; êtes-vous convaincus maintenant ? »

Pâquerette rouvrit bientôt lès yeux ; elle regarda les visages anxieux penchés au-dessus du sien, et sembla en chercher un autre... il n'y était plus, et la pauvre enfant, lasse de lutter et de dissimuler, s'abandonna à son chagrin et pleura comme une Madeleine.

« Qu'as-tu, méchante enfant ? tu vois bien que tu me désoles ! » disait son père à genoux devant elle, pendant que Monique, l'entourant de ses bras, couvrait ses clieveux de baisers en répétant : « Qu'as-tu, ma chérie ? qu'as-tu ? que t'avons-nous fait, pour que tu veuilles garder ton chagrin pour toi toute seule !

— Allons, miss Pâquerette, dites tout ! le moment est bon ! »
ajouta Dangrune en lui souriant ; et Pâquerette, vaincue, murmura en cachant son visage dans le sein de la vieille demoiselle : « Jean ne m'aime pas !

— Comment, Jean ne t'aime pas ! »
s'écria le docteur indigné. Il ne se souvenait plus des objections qu'il avait lui-même, tout à l'heure, élevées contre un mariage entre Jean et sa fille : qu'il y eût un obstacle du côté du jeune homme, cela lui semblait un peu fort.

« Comment, il ne t'aime pas ! En es-tu bien sûre ? »Et il ajouta en radoucissant sa voix : « Tu l'aimes donc, toi ? Et depuis quand ?

— Depuis... depuis toujours... c'est surtout depuis qu'il m'a empêchée de me noyer... mais non, je l'aimais déjà... seulement je ne le savais pas...

— Pauvre chérie ! »
et le docteur prit sa fille par les deux mains pour l'attirer vers lui. « Pourquoi ne l'as-tu pas dit à ta tante, ou bien à moi ? c'est mal, cela !

— Ne me gronde pas... je suis si malheureuse ! Je n'osais pas le dire, parce que je ne savais pas ce qu'il pensait, lui !

— Et à présent ?

— A présent je le vois... mais j'ai pleuré et je n'ai pas pu me taire, parce que j'étais à bout de courage... Il ne m'aime pas !

— Voyons, voyons,
dit Dangrune d'un ton conciliant, soyez raisonnable et ne vous remettez pas à pleurer. Jean ne vous aime pas ? est-ce qu'il vous l'a dit ? »

Pâquerette rougit et baissa la tête.

« Dis-nous tout, ma chérie, reprit tante Monique entremêlant ses paroles de caresses. Est-ce que tu le lui as demandé ?

— Oh ! non ! je n'osais pas... mais j'ai pensé que peut-être il n'osait pas non plus, et j'ai tâché de l'aider un peu... S'il m'aimait, il aurait compris, bien sûr !

— A moins qu'il n'ait été trop délicat pour vouloir comprendre. Savez-vous, ma petite belle, qu'un garçon dans sa situation s'expose à passer pour un ingrat, s'il se permet d'aimer la fille de son bienfaiteur ? Dans ce cas-là, un honnête homme cache son secret quoiqu'il lui en coûte... et si je m'y connais en physionomies, celle de Jean m'a souvent appris qu'il lui en coûtait beaucoup... »


D'un bond, Pâquerette s'élança du canapé et sauta au cou de Dangrune.

« Oh ! mon vieil ami ! mon bon ami ! que je vous aime ! » lui dit-elle, riant et pleurant à la fois.

« Voilà ce que c'est que d'avoir de la perspicacité, dit le professeur : elle ne m'a jamais embrassé avec autant d'enthousiasme que cela, même au jour de l'an, quand elle était petite et que je lui apportais des étrennes. A votre tour à présent : car vous pensez comme moi là-dessus, n'est-ce pas ? Le reste, mes bons amis, c'est votre affaire. »

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