Chapitres:

samedi 10 novembre 2007

XVII.- Une héritière à marier. — Demande à moitié accueillie. — Je le déteste. — Idées de Pâquerette sur le mariage.

L'automne avait passé, puis l'hiver, et Pâquerette, maintenant dans tout l'épanouissement de sa délicate beauté, avait été sans conteste la reine de la saison. Reine sans coquetterie d'ailleurs ; elle ne semblait plus prendre aux hommages le même naïf plaisir qu'à son premier hiver mondain, et elle ne faisait rien pour les attirer. Cela ne l'empêchait pas d'ètre très entourée ; et les jeunes gens les plus convoités par les mères de famille imploraient une place sur son carnet de bal. On assurait que le beau Brujac, le fils du plus riche filateur de Rouen, aurait sollicité sa main, si le docteur n'avait pas dit devant lui avec un accent très significatif qu'il ne donnerait jamais sa fille à un homme dont la jeunesse eût été orageuse : cela le mettait hors de cause tout de suite. Parmi les prétendants que l'on considérait comme ayant des chances, on citait le capitaine de Blanville, officier de grand avenir, neveu et héritier du général et jouissant déjà d'une jolie fortune. Le docteur, à la vérité, ne se souciait pas d'un gendre militaire; mais si la jeune fille voulait! il craignait par-dessus tout de lui faire de la peine. On citait encore l'ingénieur des travaux de la Seine, un jeune avocat qui venait d'acheter une charge d'avoué, un architecte pourvu d'une belle clientèle, un jeune professeur du lycée, un peu parent et très ami de M. Dangrune, et le brillant Lantourny, danseur, chasseur, pêcheur, canotier, jouant de tous les instruments et n'ayant pas son pareil pour les charades et la comédie de société. Il savait faire rire Pâquerette, et son père, le baron Lantourny, avait fait bâtir sur toutes les hauteurs qui dominent les côtes de Normandie des villas dont quelques-unes devaient lui revenir. C'était un ancien camarade de Jean Trémisort au lycée de Caen, et il racontait à la jeune fille quantité de scènes de lycée où le nom de Jean se trouvait nécessairement mêlé ; mais personne ne pouvait se douter que ce fût là le motif de la préférence qu'elle semblait lui accorder.

Avril renaissait, et le printemps vidait ses corbeilles de verdure et de fleurs sur la terre hier encore froide et nue ; la famille Auribel venait de se réinstaller à Bois-Guillaume, et le père Dangrune, profitant du jeudi, était venu y passer la journée pour présider à l'arrangement du jardin. Greffard acceptait ses conseils, reconnaissant qu'il savait plus de mots latins que lui. On déjeunait sous la verandah chauffée par le soleil, et l'esprit des quatre convives semblait s'épanouir comme les fleurs de pêcher qui étendaient un glacis rose sur le mur. Le docteur avait plusieurs raisons d'être joyeux ; la principale, c'est que Pâquerette, qui renaissait à la gaîté depuis quelque temps, riait et chantait ce jour-là, que ses yeux brillaient et qu'elle paraissait avoir tout à fait rompu avec la mélancolie.

« Savez-vous, mon cousin, dit tout à coup Mlle Monique, la bonne nouvelle que M. Dangrune nous a apportée ? Il a reçu ce matin une lettre de Jean Trémisort !

— Une lettre de Jean ? Tant mieux! Ce brave Jean ! Il doit être tout près de son retour ; j'aurai grand plaisir à le revoir : une vraie joie d'auteur. Je n'ai pas perdu mon temps avec lui : c'est de l'or pur, ce garçon-là ! Et que vous dit-il, Dangrune ?

— Il me dit qu'il vient de débarquer à Cherbourg, qu'il va aller embrasser sa mère, puis courir à Paris d'où il espère bien ne revenir que docteur. Ensuite il restera quelque temps en congé : il ne se dit pas malade, mais le climat a dû réprouver un peu, et quelques mois de France lui seront utiles, avant qu'il retourne courir le monde.

— Il ne va pas venir ici ? c'est mal de sa part !

— Si, il viendra un peu plus tard ; du reste, il vous écrivait en même temps qu'à moi, à ce qu'il me dit. Vous trouverez sa lettre chez vous dans la journée ; vous aurez quitté Rouen ce matin avant le passage du facteur. Moi, je suis le premier servi, la distribution commence par ma rue. »


Pendant ce colloque, Pâquerette ne disait rien, mais ses yeux brillaient comme deux saphirs. Elle les dirigea par hasard du côté de Dangrune, et rencontra le regard de celui-ci attaché sur elle avec une persistance qui la gêna ; elle rougit et regarda dans son assiette. On continua à parler de Jean, de sa carrière, de son avenir, de son amour pour sa mère, de la joie qu'aurait Agathe en le revoyant. Dangrune, lui, continuait à regarder Pâquerette, et il souriait de temps en temps en mordant sa moustache,

On sortit de table, et Mlle Monique fit servir le café dans un bosquet de lilas qui commençaient à fleurir. Pâquerette prit son chapeau de paille et sortit ; elle avait promis à une jeune voisine d'aller à cette heure-là lui enseigner un point de broderie.

« Profitons de l'absence de la petite, dit le docteur d'un ton mystérieux, quand il eut vu la porte du jardin se refermer sur elle. J'ai reçu ce matin une quasi-demande en mariage...

— Encore une ! »
s'écria Mlle Ollivier, qui n'était pas pressée de se séparer de sa chérie.

« Oh ! celle-ci mérite d'être prise en considération : belle fortune, nom honorable, réputation intacte, un bon caractère, de la gaîté, de la jeunesse... il ne fait rien, c'est un défaut ; mais quand on n'a rien à faire et qu'on est riche, on peut faire du bien, et il pourrait en faire d'une façon intelligente : il a fait de bonnes études, il raisonne bien, il a du jugement...

— Et quel est donc cet oiseau rare ?
interrompit Dangrune d'un ton bourru.

— Charles Lantourny, le fils aîné du baron Lantourny.

— Baron de l'Empire !
reprit Dangrune avec une petite grimace dédaigneuse.

— La famille n'en croira pas moins me faire beaucoup d'honneur, à moi qui ne suis pas baron du tout. Mais il ne s'agit pas de cela : baron ou non, que pensez-vous du jeune homme?

— Il est très bien élevé,
dit Monique ; très empressé auprès de Pâquerette, mais d'une façon délicate, sans jamais dépasser la mesure. Je n'ai entendu dire que du bien de lui.

— Et vous, Dangrune ?

— Moi? Jé n'en ai pas entendu dire de mal. Pour ma part, je le trouve quelconque, et il ne m'inspire rien du tout ; mais ce n'est pas moi qui suis à marier. Consultez Pâquerette.

— Naturellement, je n'ai pas envie de la marier de force, ni même de peser sur sa décision. C'est Mme de Cessol qui m'a écrit; le baron Lantourny est parent de son mari, et l'a chargée de la démarche ; si nous l'y autorisons, il viendra lui-même faire la demande officielle.

— Il habite Rouen une partie de l'année ; nous ne la perdrions pas tout à fait,
dit Mlle Ollivier d'un ton résigné.

— Oui ; j'avoue que cela compte beaucoup pour moi... et j'espère que cela comptera aussi pour elle, la chère fille,..

— Tenez, la voilà qui rentre, vous pouvez savoir tout de suite à quoi vous en tenir. »


Pâquerette, en effet, arrivait du bout du jardin avec la démarche souple et légère d'une jeune nymphe.

« Approchez, Mademoiselle ! lui cria Dangrune, et venez entendre les choses graves que votre famille a à vous communiquer. »

Pâquerette s'arrêta, et son cœur cessa de battre. Une idée folle lui traversa le cerveau. Les regards de Dangrune... l'éloge de Jean.... sa lettre reçue le matin même.... celle que le docteur attendait, et qui venait peut-être d'arriver pendant qu'elle était sortie... Très troublée, elle s'approcha à petits pas, et se tint debout, s'appuyant d'une main sur le guéridon qui supportait les tasses à café ! Elle était très pâle.
« II s'agirait de te marier, fillette... oh! si tu veux ! » s'empressa d'ajouter le docteur, qui la vit tout à coup passer de la rose blanche à la rose de Bengale. Elle regarda son père et sa tante, très émus tous deux, et Dangrune qui riait. Ce rire la confirma dans son erreur, et la joie de son âme fit rayonner son visage.

« L'aurais-tu deviné ? reprit M. Auribel. On me jure qu'il ne t'a rien dit, mais il y a des choses qui se laissent entendre... Tu es libre, absolument libre, entends-tu; mais, si cela ne te déplaît pas, je te verrai avec plaisir devenir Mme Charles Lantourny...

« Ah ! c'est lui ! »
s'écria Pâquerette avec un tel accent de détresse, qu'il ne put rester à personne le moindre doute sur le sort de la demande en mariage.

— Oui, c'est lui, répondit le père un peu interdit. Tu ne t'y attendais pas ? J'aurais cru pourtant... Ma chère petite fille, je t'ai dit et je te répète que tu es libre : mais je te prierai de réfléchir avant de répondre. C'est un parti comme on n'en trouve pas deux fois : il n'y a rien à dire contre Charles Lantourny, et tu peux être bien sûre qu'il t'aime, car il est bien plus riche que toi. Vous avez les mêmes goûts, vous paraissiez vous convenir, tu causais et tu dansais volontiers avec lui : que s'est-il donc passé, et qu'a-t-il fait pour te déplaire ?

« Je... je... je le déteste ! »
Et Pâquerette enfouit sa figure dans ses deux mains et éclata en sanglots.

Le docteur et Monique se regardaient, consternés. Dangrune souriait toujours. Pâquerette tout à coup se retourna vivement, prit sa course et s'enfuit vers la maison où on l'entendit ouvrir et fermer plusieurs portes avec la vivacité d'un coup de vent.

« Elle s'est sauvée dans sa chambre, dit Mlle Ollivier. Il faut la laisser se calmer toute seule avant de reparler de cette affaire-là. Mais que peut-elle avoir contre ce garçon ? L'autre jour encore, il lui racontait des tours d'écoliers ; elle riait de bon cœur et lui en redemandait d'autres : ils avaient l'air très bien ensemble.

— Avez-vous remarqué, Monique,
reprit le docteur, la mine qu'elle a faite quand j'ai commencé à parler de mariage ? Elle ne paraissait pas mécontente : cela a changé du tout au tout lorsque j'ai nommé le jeune homme.

— Hum ! hum !
interrompit Dangrune, cela semblerait simplement prouver qu'elle n'aime pas celui-là !

— Que voulez-vous dire ? Croyez-vous qu'elle en aime un autre ? C'était Lantourny qu'elle paraissait préfèrer. Qui cela pourrait-il être ?

— Ne le lui demandez pas, ce serait le moyen de ne jamais le savoir ; patientez un peu, et cherchons. En attendant que nous l'ayons découvert, mon cher ami, puisque vous m'avez appelé à ce conseil de famille, voici mon avis : répondez que votre fille ne dit ni oui ni non, qu'elle n'a pas encore l'idée de se marier, et qu'il ne faut pas la presser, mais l'influencer tout doucement. Cela vous donnera le temps de trouver le mot de l'énigme. »


Là-dessus, Dangrune se leva pour aller conférer avec Greffard, et Monique pour aller essuyer les larmes de sa chérie et lui jurer qu'on ne la marierait pas malgré elle.

Cette assurance put seule rendre un peu de calme à l'enfant qui sanglotait la tête dans ses oreillers et ne répondait pas un mot aux tendres paroles de sa cousine. Tante Monique ne mentait jamais : on pouvait la croire. Pâquerette cessa donc de pleurer, releva la tête et montra à la vieille demoiselle son joli visage tout marbré de rouge et encore inondé de larmes.

« Méchante enfant ! s'écria tante Monique tout près de pleurer elle aussi. Si cela a du bon sens de se mettre dans un pareil état ! Mais tu nous prends donc pour des monstres ? des tyrans ? des parents dénaturés qui veulent te faire mourir de chagrin ? Comme si ton père et moi nous avions une autre idée, tous les jours de notre vie, que de te rendre heureuse ! Là, voyons, c'est fini... faut-il qu'on te fasse des excuses ? Tu ris : à la bonne heure ! Mais tu comprendras bien notre étonnement : tu n'avais pas l'air de le détester, ce jeune homme dont je ne veux pas répéter le nom. Personne ne savait te faire rire comme lui : pourquoi donc ? tu aurais dû le fuir, puisque tu le détestes !

— Je ne le détestais pas dans ce temps-là... il m'amusait... mais quelle idée de vouloir m'épouser !

— Il n'y a pas de quoi lui en vouloir, ma chérie. Tu ne veux pas être sa femme, soit, mais ce n'est pas une raison pour le détester. Il n'est pas détestable du tout, ce jeune homme, c'est même un très bon garçon, et un beau garçon...

—Oh ! beau !... joli, tout au plus. Mais ça m'est bien égal, la beauté..... Il est très amusant, il raconte de drôles d'histoires..... tout ça ne suffit pas pour un mari..... Vois-tu, tante, je ne pourrais jamais respecter Charles Lantourny, je ne serais pas fière de me promener à son bras, et je n'aurais pas peur de le fâcher, parce que je suis sûre qu'il prendrait en riant toutes les sottises que je pourrais faire...

— Tu comptes donc faire des sottises ?
dit Monique, très amusée des propos de l'enfant.

— Mais oui, répondit naïvement Pâquerette. Est-ce qu'on n'en fait pas toujours ? J'en ai fait toute ma vie, au moins depuis que je me connais, et vous me grondiez, papa et toi; cela me faisait beaucoup de peine ; et la crainte de vous fâcher m'ôtait l'envie de recommencer. Eh bien, si Charles Lantourny me grondait, parce que je me serais laissé voler par les domestiques, ou que j'aurais dit des choses qui lui auraient déplu, ou que je me serais mise en retard, ou n'importe quoi, enfin ! je ne pourrais pas m'empêcher de lui rire au nez ; et cela ne doit pas être, n'est-ce pas, tante ? »

Pâquerette avait repris sa physionomie souriante, et elle y ajoutait un petit air de malice qui la rendait plus jolie que jamais. Ce fut du moins l'avis de Mlle Ollivier, et elle s'apitoya dans son cœur sur le sort de Charles Lantourny : elle était naturellement tendre et compatissante. Mais Pâquerette l'intéressait beaucoup plus que son soupirant évincé, et elle cessa bientôt de penser à lui pour appliquer tout ce qu'elle pouvait avoir de perspicacité à sonder l'esprit de la jeune fille. Il venait de s'y révéler des profondeurs bien inattendues. Où avait-elle pris ses idées sur « ce que doit être un mari ? » Cet être idéal, selon Pâquerette, pouvait se passer de beauté ; surtout il ne devait pas être joli... Il n'avait pas besoin d'être amusant... il fallait que sa femme pût le respecter... qu'elle fût fière de lui donner le bras... qu'elle eût un peu peur de lui... enfin Pâquerette voulait du sérieux dans son ménage, tant de son côté que du côté de celui qu'elle reconnaissait d'avance pour son maître.... car elle avait l'air de comprendre que Charles Lantourny se laisserait mener par elle, et cela ne la tentait pas du tout. Ce portrait un peu austère de son futur seigneur avait-il donc un original, et Dangrune était-il dans le vrai en insinuant qu'elle aimait quelqu'un ?


« Nous allons répondre que tu es trop jeune, dit Mlle Ollivier, et que tu ne songes pas encore à te marier : n'est-ce pas ? Moi, je suis très contente de te garder encore, ma petite bien-aimée.

— Tante,
répondit Pâquerette en passant son bras avec câlinerie autour du cou de Monique, dis-moi une chose... Tu n'as jamais voulu te marier : pourquoi donc ?

— Oh ! c'est difficile à dire, ma chérie. Je n'en sais rien moi-même ; cela tient sans doute à ce que j'ai toujours été si occupée que je n'ai jamais trouvé le temps d'aimer quelqu'un.

— Il faut donc du temps pour cela ? Je n'aurais pas cru que cela prenait du temps ; il me semble que c'est une pensée qui dure toujours, toujours, qui se mêle à toute votre vie et qui vous remplit le cœur sans vous empêcher d'agir... Je t'aime beaucoup, tante Monique, et papa aussi ; et tu vois bien que cela ne m'empêche pas de faire tout ce que j'ai à faire.

— Oh ! ce n'est pas du tout la même chose ! Mais je ne te croyais pas si forte en métaphysique, ma chérie : tu me fais l'effet d'avoir profondément réfléchi sur ces questions-là, depuis quelque temps...


Pâquerette rougit, s'éloigna vivement de sa tante et prit un grand chapeau de paille qu'elle se mit sur la tête sans se regarder dans la glace.

« Où vas-tu donc, petite ?

— Au jardin, voir si Greffard plante les massifs de myosotis.

— Dis-lui que Jean va venir bientôt, cela lui fera plaisir. Il apportera peut-être des graines du Sénégal.

— Oui, oui, tante, je n'y manquerai pas ! »
et la jeune fille s'esquiva. Monique i'écouta descendre l'escalier.

« Elle ne voulait pas continuer la conversation, c'est clair, se dit-elle. Dangrune a raison, elle aime quelqu'un : mais qui ? En tout cas, il n'y a qu'à refuser nettement Lantourny. »

Elle descendit raconter aux deux hommes restés dans le bosquet de lilas les propos étranges de Pâquerette.

« Elle n'a nommé ni désigné personne ? demanda le docteur. Il faudrait chercher à qui ressemble ce portrait de son idéal : je ne vois personne autour de nous...

— Ne vous cassez pas la tête à chercher,
interrompit Dangrune ; je parie bien que vous le saurez avant quinze jours.

— Pourvu que ce soit un parti sortable !
murmura M. Auribel, rêveur.

— Ah ! voilà : cela dépend de ce qu'on entend par un parti sortable. Si on commençait par bien définir les termes, les discussions seraient moins longues et plus rares. Préparez votre définition, mon cher ami, vous aurez bientôt besoin de vous en servir. »

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