Chapitres:

dimanche 4 novembre 2007

XIV.- Examens de consciences, et études psychologiques à l'usage des amateurs de philosophie morale.

Agathe était encore assise près du foyer, plongée dans ses réflexions, lorsque Jean revint ; et il s'étonna de ne pas la trouver couchée.

« Tu n'es pas malade ? lui demanda-t-il avec inquiétude.

— Oh ! non, répondit-elle en affectant un air tranquille. Je me suis assise là pour me chauffer, et je crois que je m'y suis endormie. »

Elle se leva et lui alluma sa bougie en le regardant à la dérobée. « II a toujours l'air triste ! » pensa-t-elle ; mais elle ne le questionna plus, ne voulant pas le faire mentir de nouveau. Seulement, lorsqu'il s'inclina vers la table pour prendre son flambeau, elle lui saisit la tête à deux mains et l'embrassa passionnément. « Chère maman ! » murmura-t-il, doucement ému par cette caresse qui le reportait aux jours de son enfance ; et l'entourant de ses bras, il la serra contre son cœur en répétant : « Chère mère aimée ! je t'aime bien, va ! » Et tout à coup, sentant que les larmes lui montaient aux yeux, il se détacha d'elle, prit son flambeau, et monta dans sa chambre sans se retourner.

Agathe couvrit le feu, ferma les portes et suivit son fils. A peine rentrée chez elle, elle l'entendit qui ouvrait sa fenêtre. « Bon, se dit-elle, il va fumer avant de se coucher, cela le distraira. Quand mon Germain avait de l'ennui, une bonne pipe lui rendait, toujours sa gaîté. » Mais en dépit de sa confiance dans les effets bienfaisants de la bonne pipe, Agathe eut de la peine à s'endormir. Il fumait bien longtemps.... il ne faisait aucun bruit... peut-être avait-il fermé sa fenêtre très doucement, avec de grandes précautions, pour ne pas la réveiller... car il devait être couché, depuis le temps qu'il était monté ; et elle lui souhaita un bon sommeil qui emporterait sa tristesse. Elle finit par se rassurer, en se disant que les chagrins de la jeunesse tiennent souvent à peu de chose et se dissipent facilement. Et puis peut-être Jean n'avait-il pas de chagrin du tout : c'était le froid et la peur qu'il avait eue pour Mlle Auribel qui l'avaient bouleversé, et le lendemain il n'y paraîtrait plus.

Jean, cependant, ne fumait pas la pipe. Il avait ouvert la fenêtre pour rafraîchir sa tête qui brûlait, et il y restait parce que l'air piquant de la nuit d'automne lui taisait du. bien. Et puis il y a des pensées qui vous étouffent quand on les ressasse entre quatre murs et les pensées de Jean étaient de celles-là. Il retrouvait tous les sentiments qui l'avaient agité pendant qu'il portait Pâquerette parmi les rochers, fuyant avec elle le flot montant, et il les éprouvait avec d'autant plus d'intensité que l'effort physique et l'idée du danger ne venaient plus l'en distraire. Oh ! ce bonheur et cette fierté, de remporter comme une enfant, de sentir que son salut dépendait de sa force à lui ; cette angoisse mortelle d'une chute qui eût été leur perte à tous deux, car les vagues furieuses ne leur auraient pas laissé le temps de se relever.... et cette joie égoïste et cruelle qui lui avait traversé le cœur comme un éclair, à l'idée de mourir pour elle et avec elle ! Oui, un instant il en avait oublié sa mère : ingrat !... Mais il n'était plus question de mourir : il venait de la revoir, et avec quel doux sourire elle lui avait tendu la main en l'appelant son sauveur !

A cette question : « si elle n'avait pas été bien effrayée » (une question bête, mais son esprit étail absent et il n'avait pas pu trouver autre chose à lui dire), avec quel air de confiance elle avait répondu lui donnant à entendre que du moment où il venait à son secours, elle ne croyait plus avoir rien à craindre.

« Oh ! oui, se disait le jeune homme, elle a bien raison de compter sur moi ! » Et il croyait encore entendre le cri que Pâquerette avait jeté, vibrant et désespéré : « Jean ! » Pourquoi était-ce Jean qu'elle appelait dans son épouvante, et non pas son père, ni sa tante, ni aucun de ceux qu'elle aimait ? Etait-ce parce qu'elle le jugeait le plus fort, le plus adroit, le plus capable de la retirer du péril ? Elle n'avait pas eu le temps d'en penser si long : c'était le cri de son cœur, c'était son instinct qui avait parlé. Elle savait donc, elle sentait du moins, qu'il y avait au monde un être qui lui était dévoué corps et âme, sur qui elle pouvait compter partout et toujours, et dans sa confiance naïve, elle ne doutait pas plus de son pouvoir que de sa volonté.... Et c'était lui, Jean ! en y pensant, l'orgueil et la joie dilataient sa poitrine. L'aimait-elle donc ? L'aimer ! non, elle ne savait pas ce que c'était, elle n'y songeait même pas... Mais lui ! oh ! certes, il l'aimait ! Depuis quand ? depuis qu'elle avait poussé ce cri d'appel qui lui avait si profondément remué l'âme ? Oui, c'était à ce moment-là que le voile s'était déchiré, qu'il avait vu clair dans son cœur ; mais sans se l'avouer, il y avait bien plus longtemps qu'il la trouvait au fond de toutes ses pensées. Depuis le matin où il l'avait revue, svelte et gracieuse dans sa longue robe blanche, les mains pleines de fleurs, brillante de fraîcheur comme la fée du Printemps ? Oui... peut-être... mais avant ce jour-là, que de fois il avait rêvé à l'adolescente dont le docteur lui avait montré le portrait.... et en remontant plus loin dans ses souvenirs, n'y retrouvait-il point Pâquerette enfant, déjà charmante et idolâtrée ? C'était Pâquerette arrivant à Saint-Roch, dressée sur la pointe de ses petits pieds, les yeux brillants de convoitise, allongeant le bras pour cueillir une branche d'aubépine dans la haie ; Pâquerette courant sur la grève, les cheveux au vent, tournant la tête vers lui et rappelant de loin : « Jean ! attrape-moi ! » et son cri d'oiseau quand il était près de la saisir ; Pàquerette pleurant de pitié et pansant sa plaie avec son petit mouchoir, un jour qu'il s'était blessé en voulant lui cueillir une branche d'ajonc hérissée d'épines ; Pâquerette s'étonnant de son ignorance, Pâquerette lui apprenant l'alphabet, Pâquerette disant d'un ton à la fois impérieux et câlin : « Si nous emmenions Jean à Rouen ! » Pâquerette dans la vieille maison, Pâquerette à la distribulion des prix... oh ! quel souvenir ! Pâquerette enfin partout et toujours. Les années d'éclipse, il les avait oubliées. Rien ne comptait dans a vie, hors du règne de Pâquerette.

Mais à quoi bon ? que pouvait-il espérer ? que pourrait-elle jamais voir en lui sinon ce qu'elle y voyait depuis qu'elle le connaissait : un serviteur, un esclave dévoué... Un ami ? c'était trop demander. Un admirateur ? pas même. Qui sait quelle expression, sinon dédaigneuse, du moins étonnée, auraient prise ses beaux yeux, si elle avait su que Jean se permettait de l'admirer ? Ces mêmes souvenirs si doux et si chers au jeune homme lui interdisaient toute espérance. Elle avait de la mémoire, elle aussi ; et à présent qu'elle avait grandi, elle devait se faire une idée plus nette qu'autrefois des distributions sociales, et se rappeler le petit va-nu-pieds dont elle avait fait son domestique, avant que la générosité du docteur eût fait de lui un écolier et un étudiant... Certes, partout, avec son uniforme et son mérite personnel, était-il bien accueilli, et nul ne songeait à rechercher où à lui reprocher son origine : mais elle ! elle avait des droits que les autres n'avaient pas. Non, Jean n'avait rien à espérer.

Tout cela lui était apparu à la fois, au moment même où il s'était aperçu qu'il aimait Pâquerette ; et c'est pourquoi il était resté la tête dans ses mains au coin de la cheminée au lieu d'aller le soir prendre des nouvelles de la jeune fille, ce qui eût été au moins poli : il ne se sentait pas le courage de la revoir sitôt. Il avait bien fallu qu'il la revît, puisque le docteur était venu le chercher ; et maintenant, repassant dans son esprit tous les incidents de la soirée, il se sentait plus perplexe que jamais. Pourquoi parlait-elle ainsi de Ruy-Blas ? était-ce de sa part une simple opinion littéraire, ou bien... Et son père ? Bah ! ils sont rares en ce monde, ceux qui tiennent à mettre leur conduite d'accord avec leurs théories... Pourquoi ce « merci, Jean ! » si ému, si timide, et cette fuite ? Elle ne l'appelait jamais Jean ; elle disait, en parlant de lui, « Monsieur Trémisort » devant les étrangers, et « Monsieur Jean » en famille ; et jamais elle ne le nommait quand elle lui adressait la parole. Pourquoi ce retour aux habitudes familières de son enfance ?

Jean trouvait moyen d'être à la fois très orgueilleux et très modeste. Il avait conscience de sa valeur, et ne doutait pas d'arriver partout où un homme peut parvenir avec son intelligence et son énergie. Mais se faire aimer ! c'était une autre affaire. En y songeant, il se rappelait pourtant que plusieurs fois dans ses voyages il avait eu la preuve qu'il pouvait plaire ; s'il s'en fût soucié, ce qu'on appelle des conquêtes ne lui auraient pas manqué ! Il n'en tirait pas vanité: ces personnes là n'étaient probablement pas difficiles. Mais Pâquerette ! elle était tellement au-dessus de toutes ! Qui pouvait espérer être aimé de Pâquerette ?

« Qui sait ? murmurait une voix au fond de son cœur. L'amour n'a pas besoin de raisons, bonnes ou mauvaises : il existe, il ne s'explique pas. Avec quel accent elle prononçait ton nom ! quelle émotion dans son regard! était-ce seulement de la reconnaissance ? ou plutôt... »

Jean se retira brusquement de la fenêtre et se laissa tomber sur une chaise : il ne se soutenait plus, son cœur battait à l'étouffer. « O mon Dieu ! mon Dieu ! se disait-il, un tel bonheur serait-il possible ! » Humble et tremblant, il interrogeait un à un tous les jours écoulés depuis deux mois, et sa conviction se faisait peu à peu. Mille petites circonstances, qu'il n'avait pas osé remarquer, sortaient tout à coup de l'ombre ; il en comprenait le sens, maintenant, et une joie infinie emplissait son âme. Il resta là longtemps, riant aux étoiles et répétant tout bas : « Elle m'aime ! elle m'aime ! n'est-ce pas, qu'elle m'aime ? » Enfin, songeant à sa mère et craignant de la réveiller s'il faisait du bruit trop tard, il ferma doucement sa fenêtre et se mit au lit.

C'est un endroit très favorable qu'un lit pour penser à son aise : mais on n'y dirige pas toujours ses pensées. Dans ce silence, cette immobilité et ces ténèbres, de sérieuses personnes, telles que la raison et la conscience, arrivent souvent au Conseil sans qu'on les y ait appelées ! Jean sentit bientôt un certain malaise moral, comme s'il n'eût pas été content de lui : il n'avait rien à se reprocher, pourtant ! D'où venait donc ce brouillard qui s'étendait sur la joie ?

La conscience se chargea de lui répondre :

« Elle t'aime, crois-tu ! Et quand elle t'aimerait ? Elle n'est encore qu'une enfant : sait-elle bien lire dans son propre cœur ? est elle capable de discerner un sentiment profond et durable d'une impression fugitive que le spectacle changeant du monde aura bientôt effacée ? Dans son existence sérieuse entre son père, sa tante et un vieil ami, tu es sans doute le seul homme jeune qu'elle ait vu souvent et familièrement, et aujourd'hui elle est émue par le péril dont tu l'as retirée : elle peut bien croire qu'elle t'aime ! Mais est-ce à toi d'entretenir cette illusion ? Rappelle-toi ce que tu es : l'enfant d'un pêcheur, que la charité, la générosité du docteur Auribel a ramassé sur les grèves où il courait pieds nus, et qui devrait être aujourd'hui matelot sur quelqu'un de ces navires où tu portes les galons d'officier. Tu ne possèdes rien que ton travail, et encore en dois-tu compte à ta mère. Et Pâquerette est riche, belle, d'une famille honorée ; son père doit prétendre pour elle à un mariage brillant... N'aurait-il pas le droit d'être indigné, s'il apprenait que tu oses penser à elle ? Comment, tu profiterais de ses bienfaits, de l'éducation qu'il t'a donnée, de l'instruction que tu lui dois, de la confiance avec laquelle il te reçoit dans sa maison, pour détruire la paix qui y règne et éloigner de lui le cœur de sa fille! Ce serait indigne de toi : sois malheureux, mais ne sois jamais ingrat.

— Mais,
répondait le pauvre garçon, M. Auribel n'a pas les préjugés ordinaires ; il est généreux, il ne tient pas à l'argent, il ne croit pas qu'il faille être si riche pour être heureux. Peut-être ne faut-il pas prendre au sérieux ce que Pâquerette disait ce soir de Ruy-Blas ; mais il l'approuvait... Mlle Ollivier aussi...

— Oui, ils l'approuvaient..... en principe..... Mais toi-même, ne te disais-tu pas, il n'y a pas longtemps, que les actions des hommes ne sont guère en rapport avec leurs théories ? Le docteur, si généreux qu'il soit, est un homme comme un autre. Ne mets pas ses sentiments à l'épreuve : tu ne réussirais qu'à l'affliger et à perdre son affection. »


C'était la raison qui avait parlé la dernière, venant en aide à la conscience ; et Jean, accablé, ne trouvait plus rien à leur répondre. Ah ! son pauvre amour ! sitôt condamné ! Il devait le taire, le refouler au fond de son cœur. Pâquerette n'en saurait jamais rien..... elle s'étonnerait peut-être un peu d'abord, mais elle cesserait bien vite d'y penser. Jean allait partir, elle ne le reverrait plus..... elle ne manquerait pas de distractions, et quand il reviendrait, dans un an, deux ans ou davantage, elle ne rougirait même pas en le revoyant, son cœur n'aurait pas un battement de plus.:.. elle sourirait au souvenir de son caprice passager.....

Quand les étoiles commencèrent à pâlir, la résolution de Jean était prise : il continuerait à mériter l'estime de ses bienfaiteurs. Mais il fallait qu'il partît, qu'il s'éloignât au plus vite et pour longtemps. Il avait pensé à se faire attacher à l'hôpital de Cherbourg, à ne reprendre la mer que plus tard ; mais il serait trop près d'elle, il valait mieux qu'il quittât la France. Sa mère ne pourrait pas s'en étonner, elle n'était pas au courant des places vacantes, et elle savait qu'il devait naviguer souvent pendant qu'il était jeune. Il se leva donc dès qu'il fit jour, et écrivit à son chef supérieur, qui l'avait remarqué dans les examens, pour le prier de lui procurer un embarquement favorable à ses études. Et puis il tâcha de faire provision de courage pour dissimuler : il n'en avait plus pour longtemps maintenant.

Il put reparaître devant Pâquerette avec son air ordinaire, et même, comme il arrive quand on joue un rôle, il ne sut pas rester simplement indifférent, et fit pencher la balance du côté de la froideur. L'enfant s'en étonna, s'en attrista même un peu : après ce qu'il avait fait pour elle, cela devait les rapprocher, et il ne paraissait pas s'en douter ! Peut-être qu'elle ne l'avait pas assez remercié ? Oh ! non ; ce ne serait pas digne de lui. Ou bien... ne voulait-il pas la comprendre ? Alors, c'est qu'il ne l'aimait pas... Elle qui s'était toujours crue si sûre d'etre aimée de lui ! Quand elle était toute petite, comme elle aurait traité de menteur quiconque fût venu lui dire : « Ton ami Jean ne t'aime pas ! » Et depuis, il ne lui semblait pas que cela fût changé......

Elle n'avait jamais changé, du moins. Elle était restée souvent des mois, parfois des années sans le revoir, et c'était toujours avec la même joie qu'elle avait accueilli l'annonce de son retour. Et depuis deux ans, comme à sa prière quotidienne elle ajoutait une prière fervente « pour ce pauvre Jean, qui est si loin sur la mer ! » II était revenu enfin, très différent d'autrefois, mais non à son désavantage ; et elle s'était mise à l'aimer plus que jamais, avec des idées nouvelles, qui n'étaient plus des idées de petite fille. Pâquerette avait lu quelques romans, et, n'en eût-elle jamais ouvert un seul, les romans en action se rencontrent assez souvent dans la vie. Elle avait vu, parmi les sœurs aînées de ses compagnes de jeu et d'étude, des fiancées rayonnantes de bonheur, montrant avec orgueil leur bague neuve, leurs cadeaux, leurs toilettes, l'argenterie et les meubles de leur futur ménage, de concert avec un jeune homme, ému et empressé, qui disait « nous » fondant déjà leurs deux êtres en un seul, et qui leur murmurait à l'oreille des paroles qui les faisaient sourire. Elle savait aussi que son père et sa mère s'étaient aimés avant de se marier, qu'ils avaient été heureux, et qu'après tant d'années, les yeux de M. Auribel s'emplissaient parfois encore de larmes au souvenir de l'absente. Pâquerette construisait, elle aussi, son roman, dont Jean était le héros. Cela irait tout seul; elle n'y voyait nul obstacle. Le docteur voudrait bien, Mlle Monique aussi ; mère Agathe ne dirait sûrement pas non: il ne fallait qu'une occasion pour qu'on s'entendît... Hélas! l'occasion s'était présentée, aussi favorable que possible, une vraie occasion de roman ; et, au grand désappointement de Pâquerette, elle n'amenait rien du tout. Pourquoi donc ?

A force de chercher, elle finit par se trouver entre deux alternatives : ou Jean n'osait pas, ou il ne l'aimait que comme une bonne petite fille, une ancienne petite amie, la Pâquerette d'autrefois, enfin ! Ceci, elle avait de la peine à l'admettre. Il y a des convictions mystérieuses qui naissent toutes seules au fond du cœur, et que nul raisonnement ne peut détruire. Pâquerette avait beau éplucher la conduite de Jean, jour par jour, heure par heure, depuis son retour de Chine, et n'y rien trouver qui décelât positivement de l'amour, sa croyance n'en était point ébranlée. Alors, c'est qu'il n'osait pas ? Oui, c'était cela, sans doute. Mais comment faire ? elle ne pouvait pas parier la première ; ces choses-là ne se font pas : que penserait-il d'elle ? C'était déjà bien hardi, ce « merci, Jean ! » qu'elle lui avait chuchoté en lui donnant sa lanterne : peut-être voulait-il, en se montrant si froid, lui faire comprendre que ce n'était pas convenable. A cette idée, elle faillit pleurer ; elle ne savait pas comment s'y prendre, vraiment, pour l'amener à se déclarer ; et la pauvre petite se demanda si elle ne ferait pas bien de confier son chagrin à sa tante, ou à son père, ou bien à la mère Agathe. « Je suis sûre, pensait-elle, que mère Agathe serait contente de m'avoir pour fille. » Ce qui l'arrêta, ce fut la crainte de se tromper sur les sentiments de Jean. Si pourtant il ne l'aimait point ? Le rouge de la honte lui montait au visage : non, elle ne dirait rien... Mais s'il l'aimait, ne pourrait-elle trouver moyen de le faire parler ?

De ces combats qui se livraient dans son âme aimante et timide, il résulta, dans les jours qui suivirent, des essais de coquetterie naïve et enfantine qui mettaient Jean au supplice. Ils lui révélaient le bonheur qui s'offrait à lui, au moment où il s'était interdit d'étendre la main pour le saisir. Il se renfermait dans une politesse irréprochable ; mais quand Pâquerette, dépitée de n'avoir pu l'émouvoir, se retirait à l'écart d'un air boudeur et revenait ensuite avec les yeux rouges, il avait besoin de tout son courage pour ne pas tomber à genoux devant elle. Il respira avec une sensation d'allégement — les malades croient se trouver mieux en changeant de place — lorsqu'il reçut sa commission pour s'embarquer sur la Proserpine, à destination du Sénégal.

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