Chapitres:

mercredi 14 novembre 2007

XIX.- Sous les pommiers en fleur. — Où l'on sort tout à fait des usages habituels. — Pauvre mère ! — Plans d'avenir, élaborés par le docteur Auribel.

Il y avait juste vingt-quatre heures que la voiture, omnibus, patache ou diligence, comme on voudra la nommer, qui a déjà figuré plusieurs fois dans cette histoire, avait déposé Jean Trémisort sur la route de Trouville à Honfleur, derrière le chevet de l'église de Saint-Roch, Jean était assis près de sa mère sous les pommiers en fleur, dans la cour de leur maison, et il lui racontait en détail tous les événements de sa vie pendant les deux dernières années. Agathe tenait son tricot, mais pour mieux écouter son fils elle laissait reposer sur ses genoux, avec ses mains, sa laine et ses aiguilles ; le peloton avait roulé à terre sans qu'elle s'en aperçût, elle la ménagère si soigneuse, tant elle semblait attentive aux récits du jeune homme. Elle aurait pourtant été en peine de les répéter ; car elle le regardait encore plus qu'elle ne l'écoutait, et elle se disait en elle-même :

« L'aime-t-il toujours ? Je n'ose pas lui parler d'elle ! »

Un vent léger, passant sur la haie d'aubépine, en apporta jusqu'à eux le doux parfum d'amande amère. Ce parfum éveilla dans l'âme de Jean un souvenir à la fois joyeux et triste : il revit Pâquerette, telle qu'elle était apparue pour la première fois dans sa vie, et Pâquerette telle qu'il l'avait quittée la veille. Il se tut et soupira.

« Jean ? » murmura Agathe avec un accent de tendresse inquiète.

« Oui, mère, je te comprends... Je ne t'ai pas encore parlé d'eux. Je les ai revus hier, pour la dernière fois d'ici longtemps... C'est toujours la même chose, ces entrevues-là : une joie qui m'ôte mon courage, et que je m'interdirais si je n'avais pas peur de passer pour un ingrat... Mais quand je te quitterai pour une destination quelconque, je serai trop pressé pour retourner à Rouen, et je me contenterai d'écrire... Heureusement que nous ne sommes pas dans la saison où elle vient à Saint-Roch...

— Mère Agathe ! mère Agathe ! où êtes-vous ? »
cria dans la maison une voix enfantine ; et une fillette essoufflée parut à la porte.

« Ah ! vous voilà ! Maman m'envoie vous dire que les dames viennent d'arriver à la Mignonnette ; elles ont pris les clefs en passant devant chez nous. Vous ne le saviez pas ? Maman est très fâchée qu'on ne l'ait pas prévenue ; la maison est tenue propre toute l'année, bien sûr, mais il faut toujours rafraîchir et balayer au dernier moment. Ces dames disent que ça ne fait rien, et la demoiselle ne fait que rire. Maman a pensé que vous seriez bien aise de savoir...

— Oui,oui, Mariette, merci bien, à toi et a ta mère. Retourne lui aider : j'irai tout à l'heure. »


La petite fille s'enfuit en courant, et Agathe se retourna vers son fils. « Mon pauvre garçon ! » dit-elle en lui posant la main sur l'épaule.

Jean n'eut pas le temps de lui répondre. Un pas d'homme fit résonner le pavé de la ruelle et le carrelage de la maison, et le docteur Auribel parut à la même porte où s'était montrée la petite Mariette. Il s'avança jusqu'à la mère Agathe, qui quittait son fils pour venir vers lui, et au lieu de la poignée de main sans façon qu'il lui donnait d'habitude, il mit chapeau bas et la salua avec respect.

« Madame Trémisort, dit-il, je suis venu tout exprès pour vous faire une prière : voulez-vous consentir au mariage de votre fils Jean avec ma fille, Pâquerette ? »
Agathe, étonnée, presque effrayée, ouvrait de grands yeux et le regardait sans lui répondre. Etait-ce possible ? entendait-elle bien ? le docteur devenait-il fou ? ou bien voulait-il se moquer d'elle ? Elle ne put trouver que trois mots, qui ne répondaient à rien : « Oh! monsieur Auribel ! »

Le docteur se tourna vers Jean, qui semblait changé en statue.

« Jean, mon ami, lui dit-il, Dangrune prétend que tu aimes Pâquerette et que tu n'oses pas le dire. Alors, comme elle t'aime et qu'elle n'ose pas te le dire non plus, ce qui d'ailleurs ne serait pas convenable, il a été décidé que je ferais les premiers pas..... Est-ce que Dangrune s'est trompé ? Allons, ne va pas te trouver mal, à présent !

— Oh ! Monsieur !
s'écria Jean, retrouvant enfin la voix, voilà si longtemps que cela m'étouffe !

— Longtemps ? et elle aussi ! Je vois que vous vous entendrez parfaitement. C'est hier, après ton départ, que nous avons su à quoi nous en tenir, Monique et moi ; et nous avons décidé qu'un séjour à Saint-Roch était tout indiqué pour vos fiançailles. Monique, en ce moment-ci, fait mettre en ordre la Mignonnette où l'on ne nous attendait point ; mais elle n'a pas besoin de Pâquerette pour cela, de sorte que si tu veux venir causer un peu avec elle..... Allons, mère Agathe, venez, vous aussi, embrasser votre fille ! »


Le docteur avait pris Jean par un bras, et il tendait vers Agathe la main qu'il avait de libre. Mais la vieille femme se déroba.

« Pardon, Monsieur... tout à l'heure... laissez-moi me remettre un peu... Je ne pouvais pas m'attendre à cela, vous comprenez... et je né sais pas comment vous dire... Vous êtes bon comme le bon Dieu, voilà ! Mon Jean sera heureux !... Va, mon enfant, va... j'irai te retrouver... »

Le docteur la regarda, et il comprit qu'elle avait réellement besoin de solitude, car il emmena Jean éperdu de bonheur et à peine revenu de sa surprise, en répétant à la vieille femme : « A tout à l'heure, mère Agathe, à tout à l'heure ! nous vous attendons ».

Restée seule, Agathe rentra lentement dans sa maison et alla s'asseoir près du foyer, à l'endroit où elle avait reçu jadis les douloureuses confidences du son fils, et ce souvenir lui revint ; net et précis, avec les larmes de Jean et l'angoisse qui étreignait son cœur de mère impuissante à le consoler. Quelle différence maintenant ! Ce bonheur qu'il n'aurait jamais osé espérer, dont il s'était interdit même la pensée, ce bonheur était à lui !... Pourquoi donc Agathe, qui ne vivait que pour Jean, se sentait-elle mortellement triste ? pourquoi ne l'avait-elle pas suivi ? pourquoi ne montraitelle pas plus d'empressement à aller embrasser Pâquerette... Sa fille ! oui sa fille, c'était le docteur lui-même qui l'avait dit. Sa fille !.... Agathe revoyait par la pensée la belle et gracieuse enfant, parée pour le bal, comme elle l'avait souvent aperçue dans les salons du Casino, par les fenêtres laissées ouvertes à cause de la chaleur ; et elle pensait à elle-même, à son costume de villageoise, à ses mains rugueuses et à son bonnet de coton... Un monde les séparait : un abîme ! Sa tendresse, son humble adoration pour la jeune fille pourraient-ils le combler ? Pâquerette aimait Jean : c'était tout simple. Jean était un docteur, un officier de marine, un monsieur comme ceux qu'elle rencontrait dans les salons où elle allait, et plus savant, plus beau, meilleur qu'eux tous. Il ne lui attirerait pas d'affronts ; elle pouvait aller partout avec lui, elle le verrait honoré et recherché, et elle porterait fièrement son nom. Mais ce monde où ils brilleraient tous les deux était fermé pour la pauvre mère Agathe ; et même, pour ne pas leur faire de tort, pour ne pas attirer sur eux des sourires railleurs, il fallait qu'elle se fit oublier, qu'elle disparût, que personne ne soupçonnât son existence... Autrement, peut-être un jour serait-elle exposée à les voir rougir d'elle.... Non. cela n'arriverait pas : elle ne se montrerait jamais, n'irait pas encombrer leur existence; elle vivrait seule à Saint-Roch, sans faire de bruit, comme elle avait vécu depuis tant d'années.... Hélas! pendant ces longues années, une espérance l'avait soutenue, une espérance qui allait l'abandonner et la laisser seule s'acheminer vers la vieillesse. Cette vieillesse solitaire, apparut à Agathe si morne et si désolée, qu'un regret la saisit. Elle se demanda si elle avait eu raison de faire ce qu'elle avait fait, s'il n'eût pas mieux valu pour elle — pour Jean aussi peut-être, car n'est-ce pas toujours une chose mauvaise, de séparer un fils de sa mère — qu'il restât pêcheur et n'étendît pas son ambition au-delà de Saint-Roch. Mais elle se reprocha bien vite cette pensée égoïste. Non, elle ne devait rien regretter. Tout était bien. Jean était heureux, plus heureux qu'il n'aurait jamais pu être au village ; et elle.... Eh bien, elle, qu'est-ce que cela faisait ? Agathe soupira profondément et murmura :

« Seigneur mon Dieu ! je vous remercie... je vous avais tant prié de lui ôter son chagrin et de me le donner à moi ! »

Un léger bruit lui fit lever la tête. En face d'elle la porte venait de s'ouvrir, et Jean et Pâquerette, les mains enlacées, y apparaissaient dans un cadre de lumière. La jeune fille courut à Agatlie et l'entoura de ses bras.

« Que parlez-vous de chagrin, mère Agathe ? Je ne veux pas entendre ce vilain mot-là. Plus de chagrin ! ni pour Jean, ni pour vous, ni pour moi, ni pour personne ! Que faites-vous donc ici toute seule, pendant que nous vous attendons ? est-ce que vous ne m'aimez plus ? est-ce que vous ne voulez pas m'appeler votre fille ? chère maman ! »

Elle lui souriait, elle baisait ses joues ridées, elle lissait de ses doigts délicats les cheveux gris qui entouraient son front ; et Agathe sentait s'alléger peu à peu le poids qui lui écrasait le cœur. Jean s'était approché ; à genoux devant elle, il lui caressait les mains en disant : « Chère mère aimée ! regarde tes enfants ! entends-tu ? tes deux enfants !

— Nous venons de causer ensemble, Jean et moi, reprenait Pâquerette, et nous avons parlé de vous. J'ai tout compris, je sais pourquoi vous m'avez si souvent fait de la peine... oui, de la peine, quand vous ne vouliez plus me parler de Jean et me raconter des histoires de lui quand il était petit.... et puis aussi quand vous m'appeliez mademoiselle, avec des airs de cérémonie... Cela m'a fait pleurer, un jour : vous rappelez-vous ? Et vous disiez que quand je serais mariée, mon mari ne serait pas content de vous voir prendre des libertés avec moi... Je savais bien, moi, qu'il en serait très content, au contraire ! »


Elle était si tendre, et si charmante dans l'épanouissement de sa joie, qu'Agathe finit par lui rendre ses caresses et sourire aux souvenirs qu'elle évoquait.

« Ma petite chérie ! dit-elle, que Dieu vous bénisse pour le bonheur que vous m'apportez. Mon Jean.... il y a si longtemps qu'il vous aime ! il ne l'aurait jamais dit, et vous êtes venue à lui, mon cher petit ange... Il a toujours été un si bon fils ! je ne pouvais rien faire pour le récompenser, mais c'est vous qui êtes sa récompense...

« Je suis heureuse, bienheureuse... Comme je serai contente de vous recevoir tous tes deux ensemble dans ma maison ! car vous viendrez me voir quelquefois, n'est-ce pas ? »


Sa voix avait tremblé en prononçant cette dernière phrase. Pâquerette comprit, et elle se hâta de répondre :

« Certainement que nous viendrons ici ! c'est notre paradis, Saint-Roch, c'est là que nous nous sommes connus ! Nous y viendrons avec vous, quand Jean pourra prendre un peu de liberté ; et quand il sera obligé de retourner à son travail, nous le suivrons toutes les deux, n'est-ce pas ? Vous parliez toujours d'aller vivre avec lui ; mais cela ne vous gênera pas de me trouver entre vous deux, puisque je serai votre fille...

— Oh ! voulez-vous dire que vous me prendriez chez vous, moi la mère Agathe ? Ce n'est pas possible... je ne suis pas faite pour vivre avec vous.... Aimez-moi seulement un peu de loin, et venez quelquefois me voir : je serai trop heureuse !

— Mais nous ne serions pas heureux du tout, nous ! Voyons, chère maman, vous n'allez pas me faire encore pleurer ? Si Jean avait à choisir entre vous et moi, je serais bien vite une pauvre petite abandonnée... Tenez, voilà papa et ma tante qui viennent nous chercher ; ils trouvent sans douté que nous avons fait le corbeau de l'arche. Vous les croirez, eux qui sont des gens sérieux. Papa a fait son plan, et je le trouve très bon ; Jean aussi. Vous allez voir ! »


Le docteur arrivait en effet avec Monique, et Dangrune les suivait pour les aider de ses arguments au besoin. Le docteur avait bien prévu qu'Agathe refuserait de venir vivre avec son fils quand il serait marié ; et au fond, il n'aurait vu aucun mal à ce qu'elle restât à Saint-Roch. Mais'il ne comptait pas, lui, se séparer de sa fille ; et pourtant il avait, outre la société de Monique, une vie active, des amis, sa profession, des occupations de tous genres : de quel droit ajouterait-il à tous les sacrifices qu'Agathe avait faits au bonheur de son fils ce dernier sacrifice, de renoncer à l'espérance qui l'avait soutenue jusque-là ? de quel droit la condamnerait-il à une vieillesse solitaire et désolée ? Si Jean y consentait, d'ailleurs, il ne serait plus Jean ; il ne serait plus digne de Pâquerette. Le docteur ne pouvait pas lui demander cela. Il avait le sentiment de la justice ; et il s'avouait que la façon dont son égoïsme paternel venait d'arranger l'avenir de son futur gendre laisserait dans l'âme de celui-ci place pour bien des regrets. Il ne s'en inquiétait pas, trouvant le don de sa fille un dédommagement suffisant pour des sacrifices d'orgueil. Il n'admettait pas que Pâquerette s'en allât vivre loin de lui, tantôt dans un port, tantôt dans un autre, et qu'elle lui revint, triste et inquiète, pendant les longs voyages de son mari.

Si Jean voulait l'épouser, il fallait qu'il quittât la marine. Il n'y était pas depuis assez longtemps pour perdre grand'chose en renonçant à sa future retraite ; il se serait vite créé dans la médecine civile une situation supérieure comme argent a celle qu'il aurait jamais au service de l'État. Donc, il donnerait sa démission, et s'installerait à Rouen où M. Auribel lui céderait peu à peu sa clientèle. C'était un avenir assuré, et un bel avenir.... mais qui pouvait savoir s'il ne regretterait jamais les voyages lointains, l'attraction du nouveau, de l'inconnu, les recherches, les découvertes qui peut-être auraient rendu son nom célèbre ? Il fallait, pour qu'il renonçât à tout cela d'un cœur résolu, que ce fût pour sa mère autant que pour Pâquerette. Et puis le docteur connaissait Agathe assez pour la savoir capable de se tenir à sa place et de passer inaperçue. Il avait donc tout de suite expliqué ses plans à Jean et il les exposa de nouveau à la mère Agathe. Il allait faire arranger pour le jeune ménage la moitié de sa maison de Rouen ; Agathe y aurait sa chambre, et son fils aurait la joie de vivre avec elle bien plus tôt qu'il n'avait compté, puisqu'en restant dans la marine il lui'fallait encore des années pour arriver au professorat et ne plus changer de place. De cette façon-là tout le monde serait content, y compris M. Auribel qui ne perdrait pas sa fille, puisqu'ils habiteraient la même maison.

Agathe finit par céder, tout en se promettant bien de revenir à Saint-Roch si jamais elle s'apercevait qu'on la trouvât gênante. Et Monique et le docteur la quittèrent pour aller improviser le dîner de fiançailles. Dangrune fut envoyé faire des commissions à Trouville, et Pâquerette se fit cueillir par Jean, pour en orner la table, tout ce que la haie contenait d'aubépine fleurie, en souvenir du premier jour où ils avaient fait connaissance. Agathe n'alla point les aider ; elle avait à sortir du coffre où elle les conservait dans la lavande ses vêtements de cérémonie. Quand elle fit on entrée dans le salon de la Mignonnette, en robe de drap noir ornée d'une large bande de velours à la jupe et aux entournures, avec l'ancien bonnet normand finement repassé, blanc comme neige sur un bandeau de velours noir, et surmonté de ses barbes de veuve, le docteur dut rendre justice à son air de simplicité et de dignité, et convenir que cette belle-mère-là n'avait rien dont sa fille pût rougir.

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