Chapitres:

vendredi 16 novembre 2007

XX.- Au clair de la lune. — Bonne nuit !

Le dîner venait de finir ; avec le fin cidre mousseux, champagne de la Normandie, on avait bu à la santé des fiancés, rayonnants de beauté, de jeunesse et d'amour, que les parents contemplaient d'un œil attendri. On avait rappelé mille souvenirs, mille petites circonstances dont le sens se révélait maintenant ; on s'était réjoui du présent et plus encore de l'avenir ; et comme le vrai bonheur n'est pas un hôte bruyant et qu'il en a vite assez de la gaîté expansive, la conversation commençait à languir. Par la fenêtre ouverte, la brise apportait la bonne odeur des pommiers fleuris ; et dans le ciel encore rose des derniers reflets du soleil couchant, le léger croissant de la lune nouvelle brillait blanc et pur comme s'il eût été taillé dans le diamant. Pâquerette remplit le silence rêveur qui régnait depuis un instant.

« Sortons un peu, dit-elle : il fait si beau! Voulez-vous ? »

Un désir de Pâquerette, c'était un ordre pour tous les convives : ils se levèrent. La jeune fille se laissa entortiller dans une grande écharpe de laine blanche, précaution contre la fraîcheur du soir, qu'elle sut disposer de la façon qui siérait le mieux à son charmant visage.

« Prends le bras de Jean, et marchez devant nous ! » dit M. Auribel.

Pâquerette obéit, joyeuse et émue. Cela lui était arrivé d'autres fois, de donner le bras à Jean : mais ce n'était pas la même chose... Ils s'en allèrent sur la route bordée de talus verdoyants et fleuris. Dans l'ombre du soir, les grands pommiers paraissaient tout blancs comme d'énormes bouquets de mariée; par moments un chemin, une petite vallée qui se creusait vers la gauche laissait voir la mer sombre, où la lune traçait son mince sillon lumineux tremblotant sur les flots, et au-dessus d'elle dans le ciel clair, quelques petites étoiles qui s'efforçaient d'apparaitre ; tandis qu'à droite, les coteaux couronnés d'arbres touffus se détachaient sur un azur presque noir, tout étincelant de constellations. Le silence de la nuit s'étendait déjà sur toutes choses, ce silence plein de vie ou l'esprit, autant que l'oreille, perçoit une harmonie indéfinissable, faite du mouvement incessant des êtres animés, oiseaux qui se remuent dans leurs nids, insectes qui se glissent entre les herbes, gouttes d'eau qui se frayent un chemin parmi les pierres, feuilles sèches qui tombent, poussées par les feuilles naissantes. Jean et Pâquerette marchaient légèrement, comme soulevés par leur joie intime et profonde : cette belle nuit, cette nature sérieuse et douce, n'étaient-elles pas faites exprès pour bercer leur jeune amour ? Parfois la jeune fille s'appuyait sur le bras de son fiancé, elle se faisait lourde, pour qu'il sentit bien qu'elle était là : lui, alors, serrait doucement la petite main qu'il avait prise dans la sienne, et, songeant à ses chagrins passés, il les trouvait trop payés par cette soirée bienheureuse.

« Jean..... murmura Pâquerette, je voudrais savoir....

— Savoir quoi, ma bien-aimée ? »


Sa bien-aimée ! quelle douce parole ! c'était à elle qu'il l'adressait... et il en avait le droit, puisqu'elle allait être sa femme ! Sa bien-aimée !

« Je voudrais savoir, reprit-elle, depuis quand vous m'aimez ?

— Depuis le premier jour, depuis la première minute où je vous ai vue. Je m'étais sauvé de la maison, maussade et peureux, pour ne pas vous voir... Comprenez-vous cela ? pour ne pas vous voir ! »


II souriait de sa folie d'autrefois ; et Pâquerette répondit à son sourire par un éclat de rire argentin. Il reprit.

« Je suis rentré en cachette, par le petit chemin qui donne dans la cour ; et tout à coup je vous ai vue, toute blanche, debout contre la haie d'aubépine.... Jamais je n'avais rien vu d'aussi beau que vous ; on m'aurait dit, à ce moment-là, que vous étiez Notre-Dame ou une sainte du paradis, ou une fée, que je l'aurais cru de toute ma ferveur d'enfant. Je n'ai jamais plus cherché à vous fuir...

— Si vraiment, Monsieur ! Et toutes ces dernières années, que vous oubliez ? Ne cherchiez-vous pas à me fuir ? Que de fois j'en ai pleuré toute seule !

— Ce sont les seules larmes que je vous coûterai jamais. J'ai bien souffert moi aussi, ma Pâquerette ! Mais c'était le devoir... Pouvais-je espérer...

— Que je vous aimais ? Vous deviez bien le savoir... Voyons, osez me dire que vous ne vous en doutiez pas ?

— Hélas ! si, je m'en doutais... et cela doublait ma peine, de penser que je vous faisais souffrir. Mais, mon amie, nous n'étions pas seuls au monde : votre père, à qui je devais tout.... pouvais-je croire qu'il aurait cette générosité sublime, de donner son plus cher trésor à l'enfant élevé par sa charité... Car ne vous y trompez pas, Pâquerette ; si pour mes camarades d'Ecole de médecine, pour mes chefs, pour les officiers de marine avec qui j'ai navigué, je suis maintenant le docteur Trémisort, un homme qu'on estime et qu'on ne considère pas comme le premier venu, ici, dans mon pays, pour ceux qui m'ont connu enfant, je ne serai jamais que le petit Jean qui courait pieds nus sur la plage de Saint-Roch... Et votre père a dû braver tous les préjugés régnants, qui sait, il s'est peut-être livré un rude combat à lui-même, avant de m'appeler son fils... »


Pâquerette releva fièrement la tête.

« Je ne sais pas ce que mon père a pensé ; je sais seulement que quand je lui ai dit que je vous aimais, il a parlé tout de suite d'aller vous retrouver à Saint-Roch. Vous faites tort à mon père, Jean ; vous le connaissez pourtant depuis assez longtemps, et vous devriez savoir qu'il ne partage pas les préjugés dont vous parlez. C'est lui qui m'a élevée, c'est lui qui m'a appris à estimer les gens selon ce qu'ils valent ; aussi c'est lui qui est cause que je vous aime ! Soyez tranquille : il sera fier d'avoir un fils comme vous !

— Oh oui ! un vrai fils ! si vous saviez combien je suis heureux d'avoir le droit de l'aimer comme un père !

— Et moi, je suis heureuse d'être la fille de ma chère mère Agathe. Elle ne me repoussera plus, à présent, elle ne m'appellera plus mademoiselle, elle se laissera aimer tant que je voudrai... Oh ! comme nous serons tous heureux ! Quand je pense que c'est si facile d'être heureux, et que nous nous sommes fait tant de chagrin! en voilà, des larmes perdues ! Ce que c'est que de ne pas s'expliquer ! il ne fallait qu'un mot, et personne n'osait le dire... Si vous saviez comme j'ai embrassé le père Dangrune !

— Dangrune ? pourquoi Dangrune ?

— Parce que je disais : Jean n'a pas voulu me comprendre! Jean ne m'aime pas ! et qu'il a expliqué, oh ! très clairement, que vous m'aimiez au contraire beaucoup, et que vous vous taisiez par délicatesse. Il a beaucoup d'esprit, le père Dangrune !

— Et beaucoup de cœur aussi. Il aura sa place chez nous, n'est-ce pas ?

Chez nous ! redites encore : chez nous ! ces deux mots-là vont si bien ensemble ! Comment l'arrangerons-nous, notre chez nous ? Il y a déjà toutes les jolies choses que vous avez rapportées de vos voyages, qui orneront notre salon : ce sera très original. Et le cabinet du docteur, comment sera-t-il ? Que préférez-vous, le bois noir ou le vieux chêne ? on trouve facilement dans le pays de vieux bahuts et de vieilles tables qu'on peut faire arranger... »


Elle continua à lui dérouler de gracieux plans d'aménagement intérieur, se plaisant à entrer dans le détail de leur vie à deux, sans oublier les vieux parents qui ne seraient jamais loin, qu'on reverrait dix fois par jour et davantage, qu'on aimerait, qu'on soignerait, qu'on rendrait heureux. « Ce ne sera pas difficile, disait Pâquerette : nous n'aurons qu'à être heureux nous-mêmes ! » Jean l'écoutait en souriant. « II ne fallait qu'un mot ! » redisait-il après elle ; et son cœur pénétré de reconnaissance s'élançait vers ceux qui l'avaient dit, ce mot ! Où étaient les orages de son cœur ? Loin, bien loin, évanouis, dissipés à jamais par le radieux soleil de l'amour ! Son bonheur était si grand que par moments il s'en trouvait comme écrasé et que son cœur cessait de battre. Il aurait voulu fixer à jamais cette heure bénie. Oh ! la coupe de joie et d'extase était pleine, pleine à déborder : que pourrait y ajouter l'avenir ? Cette pensée mélancolique des Anciens, que lorsqu'on meurt jeune, on est aimé des dieux, traversa l'esprit de Jean : ne serait-il pas doux de disparaître en plein bonheur, et de n'avoir plus rien à redouter de la vie ? Mais le jeune homme n'était point un rêveur, et il repoussa loin de lui ce fantôme importun. La vie lui gardait bien d'autres joies, ennoblies et sanctifiées par le devoir ; et il se vit, après ses journées laborieuses, jouissant d'un doux repos auprès de sa Pâquerette bien-aimée ; il vit son foyer réjoui par des voix mélodieuses et des visages roses de petits enfants qu'Agathe berçait sur ses genoux ; il se vit, bien loin dans l'avenir, vieillard à cheveux blancs, honoré et respecte de tous, pendant que Pâquerette, vieillie et blanchie elle aussi, mais toujours aimante et aimée, faisait un paradis de leur maison à un petit peuple de charmants lutins qui l'appelaient grand'mère, et à qui elle racontait en souriant la fraîche histoire de leurs amours.... Et, rapprochant cette longue perspective de joie qui se déroulait devant lui avec les tristes années écoulées, il redisait après Pâquerette: « C'était si facile d'être heureux ! et nous nous sommes fait tant de chagrin ! »

Les fiancés étaient devenus silencieux, mais leurs âmes n'avaient pas besoin de paroles pour se comprendre.

La lune avait disparu, et les dernières lueurs du couchanti n'éclairaient plus le ciel assombri, où des millions d'étoiles brillaient maintenant de leur éclat le plus pur ; on entendait au loin le murmure de la mer qui montait. Un merle, niché dans un peuplier, lança aux échos ses notes flûtées. Pâquerette s'arrêta pour l'écouter : ce chant clair et gai répondait bien à l'allégresse de son cœur.

« J'aime la voix du merle! dit-elle à Jean. Mais pourquoi chante-t-il quelquefois la nuit, à propos de rien, une petite phrase toute courte ? Les autres oiseaux, excepté le rossignol, se taisent et dorment, à cette heure.

— Je ne suis pas dans les secrets du merle,
répondit Jean en riant. Peut-être que, quand il est perché sur une branche, par une belle nuit comme celle-ci, à côté de sa merlette, il lui arrive de se trouver si heureux qu'il ne peut pas s'en taire : il faut absolument qu'il chante son bonheur.

Cette explication vous plaît-elle ?

— C'est cela ! Il lui dit dans sa langue : je vous aime ! C'est joli dans toutes les lanques, ces trois mots-là : n'est-ce pas ?

— Je vous aime, Pâquerette !

— Je vous aime, Jean. »


Le groupe des parents, les voyant arrêtés, avait pressé le pas pour les rejoindre. Par habitude, Mlle Ollivier tâta le châle qui couvrait la tête et les épaules de Pâquerette.

« Te voilà toute mouillée, ma chérie, dit-elle avec inquiétude ; pourvu que tu n'aies pas pris un rhume à cette humidité : Ne voudrais-tu pas rentrer ? » ajouta-t-elle timidement comme si elle sentait du remords de faire le personnage de trouble-fête.

« Rentrons ! » répondit Pâquerette en soupirant, et on reprit le chemin du village. Toutes les lumières étaient éteintes, le silence régnait partout; à peine un chien de garde aboyait-il au bruit des pas. On arriva à la porte de la Mignonnette. Le docteur tendit la main à Agathe et à son fils, et Pâquerette présenta son front à la veuve.

« Bonsoir, mère Agathe ! bonsoir, Jean ! A demain !

— A demain, ma fille ! bonne nuit, et dormez bien.

— Oh ! j'aimerais mieux ne pas dormir, pour faire durer ce beau jour plus longtemps : le plus beau jour de ma vie ! »


Jean ne dit rien, mais il pressa la petite main qu'elle avait glissée dans la sienne, de façon à lui faire comprendre que pour lui aussi, c'était le plus beau jour de sa vie.

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