Chapitres:

dimanche 18 novembre 2007

XXI.- Propos d'amour et rêves d'avenir. — Quand nous aurons des cheveux blancs ! — où Varnelle rentre en scène. — Désir de plaire.

Le docteur Auribel laissa les fiancés savourer leur bonheur sans contrainte, dans ce beau pays qui avait vu naître et grandir leur amour. Jean avait un congé de six mois ; il n'était pas besoin qu'il se hâtât de donner sa démission. Le climat du Sénégal, sans avoir altéré profondément sa santé, l'avait un peu éprouvé ; il fallait qu'il se rétablît complètement avant son mariage et son installation à Rouen comme successeur de son beau-père. Le docteur se fiait au repos, au bonheur et à l'air de la campagne, pour parfaire bien vite la cure. Il s'en retourna donc à Rouen et y occupa ses loisirs à conférer avec son architecte pour préparer au jeune ménage un nid indépendant et pourtant placé sous son aile.

Monique resta à Saint-Roch pour servir de chaperon à Pâquerette. Elle n'était pas la moins heureuse de la tournure qu'avaient prise les événements ; Jean était un peu son œuvre, à elle aussi, et tel qu'elle le connaissait, elle ne voyait personne qui pût mieux que lui faire le bonheur de Pâquerette. Or, le bonheur de Pâquerette, c'était le bonheur de Monique Ollivier.

Ce divin printemps où le soleil ne ménagea pas ses rayons, apporta donc aux deux fiancés une longue suite de jours aussi heureux que celui que Pâquerette avait proclamé « le plus beau jour de sa vie ». Quelle joie de passer de nouveau partout où avaient passé leurs petits pieds d'enfant, et de sourire aux mille souvenirs qui se levaient devant eux à chaque pas! A propos d'un rien, d'une fleur, d'un buisson, d'un oiseau, de tel ou tel rocher, de tel ou tel arbre, d'une vieille masure ou d'un berger drapé dans sa limousine rayée et appuyé sur son bâton, ils retrouvaient dans leur mémoire, à tous deux en même temps, quelque aventure d'autrefois, et cette phrase :

« Vous rappelez-vous ? » revenait sans cesse dans leurs discours. Ils s'en redisaient tous les détails; et la conclusion était invariablement : « Nous nous aimions déjà dans ce temps-là. » A quoi l'un et l'autre ne manquaient pas d'ajouter : « Et nous nous aimerons toujours ».

Vers le mois de juin, le docteur, qui arrivait toujours le samedi soir, commença à apporter les plans de son architecte; on les examinait et on les discutait en famille, car il fallait mettre l'ouvrage en train pendant la belle saison. Pâquerette s'amusait comme une enfant qui joue au ménage ; elle voulait que tout fût joli chez elle, et surtout elle mettait tous ses soins à la chambre de « maman Agathe », pour qu'elle s'y trouvât bien. Elle avait pour sa future belle-mère mille coquetteries charmantes ; et elle aurait voulu se marier dans la vieille petite église de Saint-Roch ; parce que, disait-elle, c'est notre patrie, Saint-Roch, la patrie de notre bonheur ! Mais le docteur ne voulut pas y consentir : il tenait à ce que le mariage eût lieu dans la grande cathédrale de Rouen, au chant des orgues, devant l'autel illuminé et entouré de fleurs. II avait ses raisons pour cela, qui n'étaient pas seulement des raisons de vanité! Peu lui importait de faire dire qu'on n'avait jamais vu un plus riche mariage que celui de Mlle Auribel. Mais il savait que les langues allaient prendre de l'exercice à propos de ce mariage : l'origine du fiancé était connue de beaucoup de gens, qui ne manqueraient pas de la révéler à ceux qui l'ignoraient. Alors, que d'exclamations étouffées ou à découvert! que de mines effarouchées ! Les uns s'étonneraient, les autres blâmeraient, d'autres excuseraient; quelques-uns daigneraient approuver....... Le docteur se trouvait fort au-dessus de la louange ou du blâme : ce qu'il faisait, il le voulait, et il jugeait que c'était bien ; il ne voulait pas avoir l'air de s'en cacher, comme s'il en rougissait. Ce ne serait pas dans la solitude d'une petite église de village, ce serait à la face de tout Rouen que Jean et Pâquerette recevraient la bénédiction nuptiale. Puisqu'on s'alliait à Jean Trémisort, il fallait se montrer fier de lui.

Ces raisons-là, M. Auribel ne les donna ni aux fiancés ni à la mère Agathe. Pâquerette n'eût jamais imaginé que Jean pût être
humilié par qui que ce fût, et il ne fallait pas lui en faire venir l'idée ; et la plus simple délicatesse interdisait de toucher à ces questions-là avec la veuve et son fils. Le docteur dit seulement qu'il avait à Rouen beaucoup d'amis, qu'il désirait voir au mariage de sa fille ; et qui ne pourraient pas se transporter à Saint-Roch ; ce serait d'ailleurs la meilleure occasion possible pour lui de présenter son gendre à une foule de gens qui lui seraient utiles par la suite. Pâquerette adopta sans difficulté cette idée-là; et elle proposa que Jean ne donnât sa démission qu'après leur mariage , afin de pouvoir se marier en uniforme : elle trouvait que l'uniforme lui allait très bien.

Toutes les conventions et tous les calculs étant faits et bien arrêtés, tant avec l'architecte et tous les corps de métiers qu'il employait, qu'avec les couturières, lingères et autres ouvrières occupées à la confection du trousseau de la mariée, il se trouva que tout pouvait être prêt à la fin de septembre.

« Ce sera alors au commencement d'octobre que nous nous marierons, dit Pâquerette. C'est un bon moment, n'est-ce pas ? tous nos amis seront revenus des bains de mer, et nous aurons encore beau temps pour voir un petit bout d'Italie. Quel garçon d'honneur aurez-vous, Jean ? Si vous demandiez votre Africain, M. Varnelle, dont vous m'avez tant parlé ? je serais enchanté de le connaître. Sera-t-il encore en France à cette époque-là ?

— Il sera bien près de son départ, mais j'espère qu'il pourra encore disposer de quelques jours pour nous. Quel cher et excellent garçon ! Il ne m'a jamais plaisanté sur ma tristesse, lui ! Il ne m'a jamais questionné non plus ; mais je sentais dans sa voix, dans son regard, dans toute sa manière d'ètre envers moi une sympathie compatissante qui me faisait du bien. Et quelle charmante lettre il m'a écrite en réponse à celle où je lui disais que j'étais heureux ! Vous voudrez bien qu'il soit notre ami à tous deux ? Il ne se mariera jamais, lui, il est trop passionné pour les voyages et les découvertes ; mais il a le cœur très tendre, et il aura beau devenir un homme célèbre, membre de toutes les sociétés savantes et bariolé de décorations, il aura besoin d'un foyer ami où il viendra se reposer entre deux expéditions aventureuses. Ce foyer, il le trouvera chez nous, n'est-ce pas ?

— Je l'aimerai, puisque vous l'aimez ! »
répondit Pâquerette gravement. Puis tout à coup elle se mit à rire.

« Nous ne courrons pas risque de nous ennuyer sur nos vieux jours, reprit-elle ; les voyageurs aiment à raconter ce qu'ils ont vu, et les récits de M. Varnelle nous feront passer de bonnes soirées au coin du feu. Voyez-vous d'ici, les trois bons vieux que nous serons ? Recommandez-lui bien de ne pas se laisser manger par les sauvages !

— Ne craignez rien : Varnelle se tire toujours d'affaire, »
répondit Jean.

Il se leva pour aller écrire a son ami, et Pâquerette jeta un regard furtif à Monique qui cousait près d'une fenêtre, pour se faire une idée de ce qu'elle-même pourrait bien être dans le temps lointain dont elle venait de parler à Jean. Les cheveux gris... le teint sans couleurs... oui, ce serait à peu près cela... mais elle ferait tout de même, elle l'espérait, une plus jolie
vieille que tante Monique : elle ne perdrait pas ses dents, elle les avait si bonnes ! et puis ses cheveux noirs, très fins, deviendraient de beaux cheveux blancs, et elle porterait de jolies petites coiffures en dentelle, ornées de nœuds mauve ou bleu pâle, ou de toute autre nuance qui lui irait bien dans ce temps-là. Et Jean ferait un très beau vieillard ; il ressemblait à sa mère... Pauvre mère Agathe! dans ce temps-là, elle n'y serait plus... ni tante Monique, ni.....

Pour la première fois, la pensée de la mort jeta une ombre sur la joie rayonnante de Pâquerette. Son père ! la première tendresse de son cœur ! lui aussi serait parti, dans ce temps-là... Quelle chose mouvante et fugitive que la vie, qui détruit en si peu de temps jusqu'à la trace de nos bonheurs, comme le vent soulève et égalise le sable où était restée l'empreinte de nos pas ! Détourne ton regard de l'avenir, Pâquerette, contente-toi du présent. Ces êtres chers qui t'entourent, aime-les de toutes les forces de ton âme ; enferme-les dans tes bras caressants, tâche de les garder, tâche de les défendre contre l'impitoyable mort... Un à un, ils t'échapperont, tu le sais, tu n'en peux douter : quand ton cœur insatiable, à qui ne suffit pas le bonheur d'aujourd'hui, veut prévoir le bonheur à venir pour en jouir par avance, tu t'arrêtes épouvantée en songeant que plusieurs manqueront à l'appel. Puisses-tu au moins, quand tes cheveux seront blancs et ton visage ridé, pouvoir t'appuyer encore sur le bras du compagnon fidèle de tes jeunes années !

Les pensées mélancoliques ne font qu'effleurer les âmes de dix-huit ans. Pâquerette reprit bientôt sa sérénité. Il était loin, le temps où elle serait vieille ! ce qui arriverait dans cinquante ans lui paraissait presque aussi éloigné que ce qui se passerait dans deux siècles. Son cher père, sa chère tante Monique, et Agathe, et Dangrune n'étaient pas bien vieux, après tout ; ils devaient vivre encore longtemps. Comme l'hiver prochain serait gai, et quelles bonnes causeries en famille au coin du feu, le dimanche soir, quand on aurait dîné ensemble chez son père ou chez elle. Car elle comptait bien avoir son dimanche, et
combiner des dîners qui seraient au goût de tout le monde, et qu'elle servirait dans de jolie vaisselle neuve, sur de beau linge brillant comme du satin. Elle écrirait ses menus de sa plus belle écriture, et elle les ferait orner par Jean d'un joli dessin, une branche de fleurs pour chacun : il les faisait si bien ! Pâquerette sourit à cet avenir prochain—celui-là, elle le touchait presque du bout du doigt — et alla s'asséoir à côté de Monique qui ourlait des serviettes; elle s'était chargée d'y broder son chiffre enlacé à celui de Jean.

La lettre du jeune homme partit le jour même. Trois jours après, il recevait la réponse de Varnelle, qu'il apporta triomphant à sa fiancée.

« Mon cher ami, disait Varnelle, j'accepte avec reconnaissance l'honneur que veut bien me faire mademoiselle Auribel, ainsi que le titre d'ami que vous me promettez de sa part. Mais comme, à la date désignée, je serai sur le point de partir et ne pourrai disposer absolument que d'un jour, et encore d'un jour où je ne vous verrai tous deux qu'en cérémonie, j'ai pensé que si vous le permettez, il me serait bien doux d'emporter de votre charmant ménage un souvenir plus intime et plus calme que celui-là. Je vais avoir une quinzaine de liberté en juillet : m'autorisez-vous à aller la passer à Saint-Roch ? Je ne serai pas gênant, je ne vous suivrai pas dans les petits sentiers où vous promenez vos confidences : une petite place le soir au cercle de famille, c'est tout ce que j'ambitionne, et je serai bien heureux de l'obtenir. »

Pâquerette était radieuse.

« Quel bonheur ! quel bonheur ! s'écria-t-elle en battant des mains. Quelle bonne idée j'ai eue ! et lui, il en a une encore meilleure. Vous êtes content, n'est-ce pas ? Au moins, quand il sera loin, nous pourrons parler de lui autrement que comme d'un chef sauvage ou d'un personnage historique quelconque, qu'on ne connaît que de réputation. Ecrivez-lui de venir le plus tôt possible, »

Jean écrivit à Varnelle pour lui offrir l'hospitalité, mettant à sa disposition la chambre de Germain ; et il fut convenu que Varnelle arriverait aussitôt après la publication du récit de ses derniers voyages, qu'on achevait d'imprimer et qu'il voulait recommander lui-même aux journaux pour en obtenir des articles favorables. De plus, il devait faire une conférence à la Société de Géographie ; tout cela poussait son voyage jusqu'à la mi-juillet.

Il arriva, et sa présence mit fin au tête-à-tête prolongé des deux fiancés. On peut dire tête-à-tête, car Agathe et Monique ne comptaient pas, non plus que le docteur Auribel, qui d'ailleurs ne venait qu'une fois par semaine : avec l'égoïsme inconscient des amoureux, Jean et Pâquerette causaient devant eux comme s'ils n'eussent été personne. Avec Varnelle, c'était autre chose ; si amical, si bienveillant qu'il fût, c'était un étranger, un hôte ; il fallait s'occuper de lui et l'empêcher de trouver le temps long. On le promena par monts et par vaux ; on lui fit admirer les frais paysages et les vastes plages de Normandie, et les comparaisons toutes naturelles entre les sites de France et ceux d'Afrique amenaient des récits et des descriptions dont Pâquerette ne se lassait jamais. Elle faisait pourtant un choix parmi ces récits ; Jean, en qualité de médecin, ou simplement pour son plaisir, s'était trouvé mêlé à quelques-unes des expéditions de Varnelle, et c'étaient ces expéditions-là que la jeune fille se faisait raconter lo plus volontiers ; d'autant plus volontiers que l'éloge de Jean y figurait à haute dose.

« Vous n'avez pas idée, Mademoiselle, lui disait Varnelle, des services qu'il m'a rendus quand j'ai eu la bonne fortune de pouvoir l'emmener avec moi ; par malheur, son service le retenait le plus souvent à Saint-Louis ou à Dakar. Il se montrait courageux, adroit, ingénieux, remontant le moral des hommes, nègres comme blancs, ingénieux pour diminuer leurs fatigues, très habile médecin, et bon pour tous; et généreux ! supportant sa part de peine sans jamais se plaindre, et uniquement occupé d'alléger celle des autres. Et puis il est instruit! Je ne sais pas où il a appris tout ce qu'il sait : il devine au besoin, et il tombe toujours juste..... S'il était venu avec moi cette fois-ci, je suis sûr qu'il aurait fait des découvertes capables de le rendre célèbre..... Sa démission va soulever des clameurs : tous ceux qui l'ont connu s'entendent pour lui prédire le plus bel avenir, et on s'étonnera de le trouver si peu ambitieux..... Mais ce sera à tort : il a choisi la meilleure part. La plus haute ambition, n'est-ce pas d'aspirer au bonheur ? »

Pâquerette souriait, le cœur délicieusement remué par des paroles qui la flattaient à la fois dans sa tendresse et dans son orgueil. Elle n'était plus assez enfant pour dire à Varnelle : « Encore ! encore ! » Mais elle s'arrangeait, tout en changeant de conversation, de manière à y ramener bientôt les louanges de Jean. Et puis, quand elle se retrouvait seule, elle méditait sur ce que lui avait dit Varnelle. C'était vrai, pourtant ! Jean lui faisait des sacrifices ; il renonçait pour l'épouser à un avenir brillant, à la gloire peut-être... S'il allait avoir des regrets ? Mais non : il l'aimait ! il ne pouvait rien estimer au-dessus d'elle.... C'était à
elle, maintenant, de lui donner assez de bonheur pour que son ambition fût satisfaite : en serait-elle capable ?

Pâquerette n'avait aucune vanité; elle se savait jolie, sur la foi de son miroir, mais elle ne se croyait pas plus jolie que tant d'autres; et elle n'avait jamais été coquette, parce que, uniquement occupée de Jean, elle ne s'était jamais souciée de faire d'autres conquêtes. Elle n'avait jamais non plus songé à comparer Jean avec personne, ni à se demander ce qu'on pensait de lui dans le monde : elle l'aimait tel qu'il était ; et l'opinion des indifférents ne lui importait guère. Mais à présent que son bonheur était assuré, que Jean était son bien, sa chose, elle commençait à n'étre pas fâchée que ce bien eût une grande valeur aux yeux d'autrui. En même temps, elle se prit a souhaiter qu'il se trouvât des gens pour dire à son fiancé que Mlle Auribel était jolie, spirituelle, charmante ; cela lui ferait plaisir certainement, tout comme l'éloge de Jean lui faisait plaisir à elle. Ce fut ainsi que l'amour d'un seul lui inspira le désir de plaire à tous.

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