Chapitres:

mardi 20 novembre 2007

XXII.- Où Pâquerette eut envie d'aller à Trouville, et ce qu'elle y trouva.

« Le Casino de Trouville est ouvert : si nous y allions ? » dit un jour Pâquerette.

Mlle Monique la regarda avec des yeux ronds d'étonnement.

« Tu as envie d'aller au Casino ? Mais autrefois, quand nous avons passé une saison à Trouville, tu t'y es ennuyée, et tu n'as plus voulu y retourner. Est-ce que tu deviendrais capricieuse, Pâquerette ?

— Non pas ! ce n'est pas moi qui change, ce sont les choses qui ont changé. Dans ce temps-là, je trouvais tout ennuyeux, parce que j'avais du chagrin.... à présent, au contraire, j'ai envie de m'amuser. J'ai envie de voir du monde, d'entendre de la musique, d'aller au théâtre, de danser... Il y aura bal samedi : allons-y ! Je vous invite pour la première danse, Jean, et M. Varnelle pour la seconde.

— Je crains de faire un pauvre danseur, Mademoiselle : si encore il s'agissait d'une bamboula ou de quelque autre sauterie du même genre...

— Oh ! je suis sûre que vous vous en tirerez très bien ; et d'ailleurs, vous avez le droit de mal danser : un homme célèbre ! Tante, allons aujourd'hui nous promener à Trouville ; nous verrons l'affiche du spectacle, et si elle nous plaît, nous y retournerons ce soir. M. Varnelle et Jean aiment beaucoup la musique. Nous sommes des égoïstes, nous ne leur procurons pas d'autres plaisirs que la promenade dans les bois : donnons-leur un peu maintenant des plaisirs d'hommes civilisés. M. Varnelle n'entendra pas souvent d'opéras comiques entre le Sénégal et le lac Tchad ! »


Les désirs de Pâquerette étaient dés ordres ; un quart d'heure après, on était en route pour Trouville. La jeune fille avait employé ce quart d'heure à sa toilette, et elle était bien jolie avec une légère robe de lainage blanc et un grand chapeau de paille où s'enroulait un long voile de gaze rose pâle. A Trouville, sur les planches qu'elle voulut suivre dans toute leur longueur les têtes se retournaient pour la regarder encore quand elle avait passé. Elle avait pris le bras de Jean, et à eux deux ils avaient si bien l'air d'une idylle, que les gens d'âge les saluaient d'un sourire discret et bienveillant. Pâquerette était ravie ; elle trouvait tout charmant, le ciel, la mer, les programmes des concerts et des représentations annoncées, les enfants qui jouaient dans le sable et les toilettes des dames assises sous de grands parasols, leur tapisserie ou leur éventail à la main. Elle prit une chaise elle aussi et vint se placer près de Mlle Ollivier qui se reposait en compagnie de Varnelle. Jean se mit à son côté, et ils commencèrent à échanger leurs remarques sur la procession de promeneurs qui défilait devant eux sur les planches.

Ce n'était pas encore le plein de la saison d'été; la plupart des familles parisiennes, surtout de celles dont les enfants étaient dispersés dans des établissements d'éducation, attendaient le 1er août pour envahir les plages. Le public de Trouville se composait surtout d'habitants des villes ou des châteaux normands, pressés de venir y chercher la fraîcheur de la mer et de la brise. Ils se réunissaient en groupes de la même ville ou de la même société, et causaient comme dans un salon, échangeant des réflexions critiques sur les allants et venants: il n'en était guère qui ne fussent connus par quelqu'un au moins de nom, et les biographies plus ou moins véridiques allaient leur train. Pâquerette fut remarquée bien vile, et dans tous les groupes voisins du sien on commença à chercher qui elle pouvait être.

  La jolie personne! disait un monsieur entre deux âges, qui promenait sa lorgnette sur les jeunes femmes, sous prétexte de regarder au loin les barques de pêche. La connaissez-vous, Madame ? »

La femme à qui il s'adressait prit un air pincé, comme si elle eût trouvé mauvais qu'on regardât un autre visage que le sien.

« Elle n'est pas encore venue ici, répondit-elle d'un ton sec. Jolie.... oui, assez.... un peu maigrelette encore : c'est du fruit vert.... Elle ne sera pas mal par la suite, si elle ne prend pas trop de ressemblance avec la vénérable personne, mère ou tante, qui l'accompagne....

« Tenez, voilà M. Lantourny qui les salue,
dit une dame qui tricotait une dentelle interminable en regardant tout autre chose que son ouvrage. Il vous dira qui c'est : vous connaissez, je crois, M. Lantourny ?

— De nom seulement ; mais je crois que M. Delaloy le connaît.... S'il regardait seulement par ici ! »


M. Delaloy, notaire à Caen, honnête homme très malheureux, car il était continuellement combattu entre son penchant naturel à bavarder et son respect pour le secret professionnel, racontait en ce moment une histoire, avec beaucoup d'animation, à un groupe très attentif, et son récit l'occupait trop pour qu'il s'aperçût des signes que lui faisait la dame. Ce fut un de ses auditeurs qui les remarqua, lorsque l'histoire fut finie.

« N'est-ce pas vous que Mme de Navaud appelle de la main, de la tête et de l'éventail? dit-il au notaire ; jamais aucun télégraphe ne s'est donné tant de mouvement ! »

M. Delaloy tourna vivement la tête et le sourire qui éclaira la figure de Mme de Navaud lui fit comprendre que c'était bien à lui qu'elle en voulait. Il accourut.

« Vous voilà donc enfin ! lui dit-elle. Vous qui savez tout, savez-vous qui est cette jeune fille en robe blanche, avec un voile rose... là, près de ce parasol rayé bleu et blanc... avec une vieille dame et deux messieurs ? M. Charicy la mange des yeux, et il demande son nom à tous les échos.

— Je sais tout, je sais tout... justement je ne sais pas.. Elle n'est pas de Caen, ni des environs... Attendons un peu, nous verrons par qui elle sera saluée, cela nous guidera dans nos recherches....

— Le baron Lantourny vient de la saluer il n'y a qu'un instant.

— Le baron Lantourny ? Alors rien n'est plus facile.... Tenez, je vois son fils là-bas, je vais aller le questionner. »


Le notaire partit vivement, et Mme de Navaud et M. Charicy, qui le suivaient des yeux, le virent bientôt aborder le jeune Lantourny. Il leur sembla que celui-ci lui faisait une réponse brève, et se séparait ensuite de lui avec la hâte d'un homme qui n'a pas envie d'en dire davantage.

« Il me semble que M. Delaloy n'en a pas tiré grand'chose, dit en riant M. Charicy : il a l'air tout désappointé.

— Attendez : il regarde autour de lui..... Le voilà parti, mais il nous tourne le dos... Connaissez-vous ce groupe qu'il aborde ? »


M. Charicy dirigea sa lorgnette vers le groupe désigné.

« Pas personnellement, mais je connais de vue ce grand monsieur avec qui il cause : c'est un riche filateur de Rouen..... Ah ! la conversation devient générale ; voilà deux dames, trois dames qui s'y mêlent... et puis un jeune homme..... Là ! Delaloy sait ce qu'il voulait savoir ; il salue et s'en va..... Le voilà qui revient vers nous..... Eh bien ? que vous a dit le petit Lantourny ?

— Il m'a dit ; C'est Mlle Auribel, la fille d'un médecin de Rouen. Et il est parti comme s'il était poursuivi, avec la figure d'un homme vexé ! je me suis dit qu'il y avait quelque chose là-dessous ; et comme j'ai avisé un groupe de Rouennais de ma connaissance, je suis allé leur demander des renseignements.

— Vous êtes un homme précieux. Et ces renseignements ? C'est pour M. Charicy, car moi je n'y tiens guère ; mais la jeune personne a fait sa conquête.

— M. Charicy en sera pour ses frais : la place est prise. Mlle Auribel, qui répond au joli nom de Pâquerette, est fiancée, à ce qu'il parait, avec un des deux officiers de marine qui accompagnent elle et sa tante ou cousine, Mlle Ollivier, qui l'a élevée depuis la mort de sa mère. Il paraît aussi que Charles Lantourny l'avaît demandée, et qu'il a été refusé : Cela explique pourquoi il ne tenait pas à parler d'elle.

— Oui, le beau Lantourny, c'est contrariant pour lui d'en voir un autre réussir là où il a échoué. Mais duquel des deux marins s'agit-il ! Le petit est un officier, le grand un médecin de la marine.

— Je parie pour le grand, il se promenait tout à l'heure avec elle.

— Je parie pour le petit, il fait sa cour à la vénérable tante.

— Je vous dirai cela ce soir au concert, si j'ai pu compléter mon enquête..... Ah ! les voilà qui s'en vont ! »


En effet, Mlle Ollivier, ayant consulté sa montre, avait déclaré qu'il était temps de partir, si l'on voulait dîner de bonne heure et se procurer une voiture pour revenir le soir. Il y avait au Casino une jolie représentation ; on jouait le Luthier de Crémone et plusieurs musiciens, chanteurs et instrumentistes, devaient se faire entendre.

Chacun sait qu'il y a en ce monde beaucoup de gens qui n'ont apparemment rien à faire, et qui passent leur temps à s'occuper des faits et gestes d'autrui. Quel puits de science ils seraient devenus, s'ils avaient consacré à s'instruire les heures nombreuses qu'ils ont perdues à s'enquérir de choses qui ne les regardaient point ! M. Delaloy employa bien son temps, depuis quatre heures jusqu'à huit, et il arriva au Casino tout prêt à vider sa botte de renseignements.

Il faisait très chaud, et on étouffait dans la salle ; aussi, ni la musique ni la pièce n'avaient le pouvoir d'y retenir les spectateurs, qui venaient à chaque instant respirer l'air du soir et jouir du clair de lune sur la mer.

Des groupes se formaient sur la terrasse, qui ne songeaient plus à rentrer; selon eux, la chanteuse chantait faux et le violon grinçait par suite de la chaleur, ils ne valaient pas qu'on s'exposât à fondre en eau pour les entendre. Pâquerette avait chaud elle aussi; elle était encore à l'âge où l'on ne veut rien perdre d'une représentation, mais elle profila d'un entr'acte pour prier son père, arrivé le jour même pour le dîner, de lui faire faire un tour de terrasse. Varnelle et Jean les suivirent : Mlle Monique déclara que la fuite de tant de déserteurs allait nécessairement rafraîchir la salle, et que cela suffirait à son bien-être : elle resta à sa place.

Quelques-uns de ces déserteurs, n'ayant nulle envie de retourner au concert, étaient descendus sur les planches et s'y étaient installés sur des chaises, juste le long du mur de la terrasse. Ils formaient un groupe assez nombreux, où l'on causait bruyamment, et leur conversation n'avait rien de mystérieux pour les promeneurs qui Iongeaient la balustrade au-dessus d'eux. Pâquerette, en y passant au bras de son père, entendit son nom : elle s'arréta, et fit signe à ses compagnons de demeurer silencieux.

« Oui, Mesdames, disait M. Delaloy, cette jeune personne romanesque a refusé la main et le cœur de Charles Lantourny, le fils du baron Lantourny, le marquis de Carabas de la Normandie. Le père et le fils en sont étonnés et furieux, on ne sait pas si c'est plus étonnés que furieux ou plus furieux qu'étonnés.

— Il y a de quoi !
répliqua une autre voix.

— Lequel des deux ?

— Oh ! l'un ou l'autre ! Ils ne pouvaient pas s'attendre à cela, vous comprenez.

— La jeune fille est charmante,
dit une voix masculine.

— Oh ! la beauté du diable, répondit une dame, Est-elle riche ?

— Assez : sa mère lui a laissé une jolie fortune, et le docteur est fort à son aise. La cousine Ollivier lui laissera certainement aussi ce qu'elle a ; mais tout cela n'équivaut pas à la fortune des Lantourny.

— Ce que c'est que l'amour !
dit sentencieusement un monsieur. Et qui épouse-t-elle ?

— Ah ! oui,
interrompit Mme de Navaud, qui est-ce qui a gagné le pari ? Moi, j'ai parié pour l'officier.

— Vous avez perdu, Madame, mais pour vous consoler, je vous dirai le nom de cet officier. C'est le lieutenant de vaisseau Varnelle, le célèbre explorateur, qui vient de publier la relation de son dernier voyage dans l'intérieur de l'Afrique, et qui a fait il y a quinze jours, à la Société de géographie, cette conférence dont tous les journaux ont parlé.

— Bah ! Mais c'est un homme illustre ! J'étais à sa conférence, et j'ai fait acheter son livre le jour même où il a paru. Je l'ai lu le soir, et il m'a empêchée de dormir.

— Je l'ai lu aussi,
s'empressa de dire une autre dame. C'est un héros ! Quel courage ! Quel sang-froid, quelle présence d'esprit dans les plus grands dangers ! Il a été vingt fois à deux doigts de la mort..... On dit qu'il va entreprendre un nouveau voyage. C'est un grand homme ! Et ce n'est pas lui qu'elle épouse, cette petite sotte ?

— Non : c'est le médecin, le grand blond : un garçon de mérite aussi dans son genre, arrivé à la force du poignet.

— Oh ! nous connaissons cela, les hommes qui se sont faits eux-mêmes.... Très savants, soit ; mais il leur manque toujours quelque chose du côté de la distinction. Le vieux proverbe n'a pas tort : la caque sent toujours le hareng.... D'où sort-il ce beau jeune homme ?

— D'un village de la côte, où feu son père était pêcheur. Le docteur l'y a ramassé petit gamin, nu-tête et nu-pieds, il l'a trouvé intelligent et l'a emmené comme petit domestique.....

— Ah !
interrompit une vieille dame avec l'accent de satisfaction profonde familier aux gens qui peuvent ajouter à un récit quelque circonstance inédite, je me rappelle en effet que ma fille est revenue indignée, il y a une douzaine d'années, d'une matinée d'enfants donnée par le docteur Auribel au jour de naissance de sa fille. C'était sans doute une petite fille bien mal élevée : croiriez-vous qu'elle a voulu danser avec ce garçon, au milieu de ses invités, et que son père et sa cousine ne s'y sont pas opposés ? C'était inouï !

— Cela ne m'étonne pas : le docteur est un humanitaire. »


Un chœur de rires arriva jusqu'à la terrasse. M. Auribel voulut emmener sa fille, mais elle se cramponna à la balustrade.

« II faut dire, reprit quelqu'un en bas, que ce jeune garçon était d'une intelligence exceptionnelle, qu'il a fait d'excellentes études, et qu'il a devant lui un très bel avenir, mon cousin le capitaine de frégate, qui l'a eu à son bord, m'a fait de lui le plus grand éloge.

— En fait d'avenir,
répliqua le notaire, il n'aura que celui d'exercer la médecine à Rouen ; le docteur ne lui donne pas sa fille sans sa clientèle.

— Ah !..... eh bien, ce doit être un sacrifice... la jeune fille le vaut bien d'ailleurs.

— Oh! un sacrifice, je ne suis pas de votre avis,
dit Mme de Navaud : le sacrifice est tout de son côté, à elle.

— Pourtant, Madame, à notre époque, on ne demande plus à un homme d'où il vient, mais ce qu'il vaut. Nous avons des généraux qui sont partis de la charrue : cela ne les a pas empêchés de faire de beaux mariages, et personne ne s'inquiète du métier de leur père. Et les grands artistes, donc !

— Ah ! sans doute, quand un homme est célèbre..... par exemple, elle épouserait M. Varnelle, quelle que soit son origine, qu'on le trouverait tout simple..... Mais un petit médecin de marine, qui n'avait que de l'avenir ! La position ne sera pas facile, allez, dans une grande ville comme Rouen ! A la place du docteur Auribel, moi, j'aurais enfermé ma fille dans un couvent pour lui faire passer ses folles idées. »


II y eut dans le groupe un murmure approbatif. Le défenseur de Jean y mit fin en rappelant que le moment approchait où le baryton devait chanter la sérénade de la damnation de Faust, qu'il chantait divinement. On entendit un bruit de chaises remuées, puis des pas montèrent l'escalier de la terrasse. Alors seulement Pâquerette quitta la balustrade.

« Donnez-moi le bras, mon cher Jean, » dit-elle très haut à son fiancé.

Elle s'attacha à son bras et l'entraîna en haut de l'escalier, de façon que ceux qui le montaient fussent obligés de passer devant eux. Elle resta là jusqu'à ce que le dernier eût défilé, se tenant droite, dans une pose fière, très pâle sous la clarté de la lune, et les regardant en face l'un après l'autre avec des yeux étincelants d'indignation et d'orgueil. Tous détournaient la tête d'un air embarrassé ; un seul répondit à son regard par un salut respectueux. Elle lui adressa un sourire reconnaissant ;
elle avait deviné celui qui avait pris la défense de son amour.

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