Agathe Trémisort, selon l'habitude des vieilles gens, se couchait ordinairement de bonne heure; mais elle n'avait pas le sommeil dur, et si légèrement que Jean s'efforçât de gravir le vieil escalier de bois lorsqu'il rentrait, elle entendait toujours le bruit de ses pas. criait-elle lorsqu'il passait devant sa porte. répondait-il, et il se retirait dans sa chambre. Depuis que Varnelle était là, c'était plutôt dans la chambre de Varnelle qu'il entrait ; et ils restaient longtemps à causer tous deux, se séparant, revenant sur leurs pas, ne pouvant se décider à en finir ; car chacun sait que c'est toujours au moment de se quitter que deux amis trouvent le plus'de choses à se dire. Enfin ils échangeaient un joyeux bonsoir ; les portes se fermaient doucement et un profond silence régnait bientôt dans toute la maison.
Mais ce soir-là, Agathe remarqua qu'ils ne s'attardèrent point à causer. En effet, Jean rentra tout droit chez lui après une simple poignée de main à Varnelle ; et Varnelle ne le retint point et n'essaya pas d'engager une conversation avec lui. Il sentait que son ami devait être épuisé par l'effort qu'il avait fait pendant la route pour parler du Luthier de Crémone, de la voix de la cantatrice et du talent du violoniste. D'ailleurs, à l'exception de MlleOllivier, qui n'ayant aucune préoccupation avait pu rester parfaitement naturelle, tous les causeurs avaient quelque chose de gêné, qui paraissait d'autant plus qu'ils cherchaient à le dissimuler. La solitude devait être une délivrance pour chacun d'eux : pour Jean surtout....... Varnelle le connaissait bien; attiré jadis vers lui par une sympathie instinctive, il avait achevé de s'attacher à lui pendant ce voyage où il avait lu jusqu'au fond de son âme fière et délicate. Il le plaignait profondément ; il se rendait compte de la brèche que les vains propos de quelques oisifs venaient d'ouvrir dans son bonheur ; et, jugeant son ami d'après ce qu'il eût été lui-même à sa place, il se disait douloureusement.
Le lendemain, au premier regard qu'Agathe jeta sur son fils, elle comprit qu'il s'était passé quelque chose de grave. Elle n'osa pas le questionner, mais elle mit encore plus de tendresse qu'à l'ordinaire dans son baiser du matin, et Jean, se sentant observé, affecta une gaîté qui ne fit point illusion à sa mère. Elle s'adressa à Varnelle, lui demandant ce qu'il y avait, et s'ils étaient malades l'un ou l'autre pour s'être séparés si vite en rentrant de Trouville. Varnelle protesta qu'il n'y avait rien : il ne pouvait pas dire à cette pauvre femme que Jean souffrait précisément parce qu'elle était sa mère.
A la Mignonnette, comme dans la maison d'Agathe, un nuage gris s'étendait sur la gaîté des jours passés ; et sans que personne en pariât, la cruelle conversation des curieux de Trouville était sans cesse présente à l'esprit de tous. Pâquerette n'avait plus demandé à retourner au Casino ; et quand Mlle Monique, qui ne se doutait de rien, lui avait rappelé son désir d'aller au bal, elle avait répondu qu'elle n'avait pas de toilette.
dit la bonne cousine. répliqua Pâquerette avec un peu d'impatience,
Mlle Ollivier secoua la tête ; elle ne comprenait plus rien à sa Pâquerette, ni aux autres, d'ailleurs : ils avaient certainement quelque chose, mais quoi ? Elle s'en informa au docteur, quand il revint ; et le docteur, avec une mine subitement assombrie, lui raconta ce qui s'était dit à Trouville, sous la terrasse du Casino.
s'écria la vieille demoiselle.
Quelques petites blessures d'amour-propre ! le docteur en parlait bien à son aise ! Il avait atteint depuis longtemps l'âge où l'on méprise l'opinion et les propos des sots : Jean en était encore fort éloigné. Il avait passé la nuit à creuser une foule d'idées, nées instantanément dans son cerveau, à propos de son mariage, du monde, de Pâquerette, de ce qu'on penserait de lui et d'elle, de ce qu'on en disait déjà..... Oui, il passerait pour une espèce de mendiant, ramassé dans le ruisseau par la charité extravagante d'un vieux fou — c'était là ce qu'ils voulaient dire par cette épithète d'humanitaire qui provoquait leurs éclats de rire. — Et Pâquerette, la douce Pâquerette, si délicate, si généreuse, si intelligente, comment serait-elle traitée? Une petite sotte romanesque, qui s'était amourachée de cet ancien protégé de son père, et qu'on aurait dû renfermer dans un couvent pour lui apprendre à vivre. Comment sa tante et son père, si dérangés du cerveau qu'ils fussent, avaient-il pu consentir à cette alliance ? Jean frémissait de colère en songeant aux suppositions injurieuses qui ne manqueraient pas de circuler, l'une renchérissant sur l'autre. Elle ne pourrait pas les ignorer ; ces choses-là parviennent toujours aux intéressés. Sa tendresse pour lui n'en serait pas diminuée : oh ! non ! au contraire..... Mais il se mêlerait de la pitié à son amour: et Jean se révoltait à cette pensée. Et plus tard: qui peut savoir l'avenir ? n'aurait-elle pas de regrets ? Pour le moins, elle souffrirait dans son légitime orgueil... et ce serait lui qui en serait cause, lui qui eût donné sa vie pour lui épargner la moindre peine...... Après tout, ces gens disaient vrai : qu'était-il, lui, pour mériter la main de Pâquerette ? Un petit jeune homme inconnu, médecin de deuxième classe de la marine, docteur de fraîche date, qui n'avait à son actif ni services exceptionnels, ni travaux remarquables: unus de multis ! Ce n'était pas sa faute: à son âge, il n'avait pas encore eu le temps de devenir quelqu'un..... Là-bas, pourtant, il n'était pas resté oisif ; il avait fait des remarques, des recherches, des expériences, il était sur la piste de découvertes importantes pour la science, de remèdes qui peut-être un jour auraient fait bénir son nom..... Tout cela, il y avait renoncé pour cette enfant... Et le monde, impitoyable pour le mariage d'amour de Pâquerette, aurait approuvé de sa part tous les entraînements, s'il se fût agi d'un homme célèbre..... Varnelle était bien heureux !
Ces pensées, qui attristèrent l'insomnie de Jean, ne furent point dissipées par le retour du soleil, qui d'ordinaire sait si bien mettre en fuite les fantômes nocturnes. C'est que ce n'était point des illusions ; ou du moins, la part de vérité qu'elles contenaient suffisait à troubler profondément l'âme du jeune homme. Il n'était pas assez insouciant pour se dire : « Bah ! dans quelques années on n'y songera plus; en attendant, soyons heureux, et méprisons les propos de gens qui ne nous valent pas ! » Cela aurait été plus raisonnable peut-être : mais n'est pas raisonnable qui veut.
Il trouvait partout des aliments pour sa tristesse. Mlle Ollivier se montrait à son égard plus maternelle que jamais : on avait dû lui raconter la scène de Trouville, preuve qu'on y avait attaché de l'importance, et elle cherchait à le consoler..... Pâquerette ne voulait plus aller au bal : elle avait peur, sans doute, d'entendre encore des paroles blessantes, de rencontrer des regards moqueurs. Il faudrait pourtant bien qu'elle s'y habituât : ce serait toujours ainsi, maintenant! Toujours! oui, toujours ce point noir dans leur ciel : comment pourraient-ils être heureux ? C'était à lui qu'elle voulait éviter les rencontres humiliantes, il n'en doutait pas: mais, si maintenant elle avait honte pour lui, ne viendrait-il pas un jour où elle aurait honte de lui ?
II faut dire à la décharge de Jean, qu'à peine cette idée lui fut venue qu'il se le reprocha et la repoussa comme un outrage au caractère et aux sentiments de sa fiancée. Mais le fait n'en était pas moins là : Pâquerette craignait quelque chose, elle n'osait plus marcher le front haut comme de coutume, et elle avait besoin de courage pour se montrer à son bras. Quelle situation fausse pour elle et plus encore pour lui ! Dans nos mœurs, c'est l'homme qui est le chef de la famille, c'est lui qui fait la situation de la femme : il peut la prendre au-dessous de lui, il l'élève bien vite à son niveau si elle en est digne ; mais, si l'on a vu des rois épouser des bergères, où a-t-on vu des reines épouser des bergers ?
II se passa quelques jours ; puis Varnelle parla de son départ.
lui dit Jean.
Varnelle le regarda et eut le cœur serré en voyant l'expression de son visage.
répondit-il en essayant de prendre le ton de la plaisanterie ;
Jean hocha la tête comme pour dire oui, mais il ne s'expliqua pas davantage.
Le soir, après le dîner, il n'accompagna pas son ami à la Mignonnette, et le pria de dire qu'il allait faire une course à Trouville.
Mais il ne sortit point de sa maison. Il alla s'asseoir près du foyer, et attendit que sa mère eût fini de ranger le ménage. Il la regardait aller et venir, et il remarquait que ses mains tremblaient : était-ce l'âge, déjà ? Pauvre Agathe ! non, ce n'était point la vieillesse, c'était l'émotion de son cœur qui faisait trembler ses mains et rendait ses pas chancelants, pendant qu'elle rapportait de la cuisine et rangeait dans le dressoir la vaisselle qu'elle venait de nettoyer. En voyant son fils rester là, elle avait compris qu'il voulait lui parler : qu'avait-il donc à lui dire, grand Dieu ? Avec la figure qu'il montrait depuis une semaine, ce ne pouvait être que quelque chose de triste..... et elle se hâtait pour ne pas le faire attendre, tout en se disant que pour elle il parlerait toujours bien assez tôt.
Enfin elle mit en place la dernière assiette, et vint prendre son tricot sur une petite table devant la croisée.
dit-elle à son fils. Elle remit le tricot où elle l'avait pris et alla s'asseoir près de Jean sans rien dire; seulement, pour qu'il comprît que son cœur de mère était prêt à l'entendre elle posa sa main sur ses cheveux blonds et les caressa comme lorsqu'il était enfant.
dit-il,
Elle lui prit la main, et elle essayait de lui sourire : mais le cœur lui battait bien fort : qu'allait-il donc lui demander ?
dit-il d'un ton grave et triste, demanda Agathe presque à voix basse.
Agathe était altérée. Elle avait cru d'abord qu'il s'agirait pour elle de disparaître, et elle s'y était résignée. Elle ferait tout pour que Jean fût heureux Elle irait, s'il le fallait, jusqu'à ne pas se montrer à son mariage..... Mais ce n'était pas cela..... quelle était donc sa pensée?
lui dit-elle.
II s'arrêta. Pour toute réponse, Agathe inclina la tête : elle attendait. Jean reprit :
Jean s'était levé ; il s'animait en parlant, et ses yeux brillaient d'enthousiasme. Agathe le regardait : fière de lui, elle l'était déjà, elle ne pouvait l'être davantage, quoi qu'il fît..... Ses raisons pour partir, elle les comprenait : mais pourquoi lui demandait-il une autorisation solennelle ? A ses autres départs, cela ne s'était point passé ainsi : il allait où le ministre l'envoyait, et sa mère n'avait rien à y voir. Cette fois-ci, ce serait de sa propre volonté qu'il ferait ce voyage, et c'était une chose grave sans doute, puisqu'il la priait d'y consentir..... Agathe, malgré son ignorance, avait puisé dans les lettres et dans les récits de son fils, et plus récemment dans ses conversations avec Varnelle, quelques données sur ce que pouvait être un voyage d'explorations en Afrique : si les progrès qu'en tirerait la science la laissaient assez froide, les dangers devaient frapper vivement son imagination. Elle ne put s'empécher de dire à Jean :
répondit-il évasivement.
— il revint près d'elle, et s'agenouilla à ses pieds —
Agathe haussa les épaules avec insouciance.
Elle l'entoura de ses bras, l'attira vers elle et mit un baiser sur son front.
reprit-elle, se raccrochant à un dernier espoir.
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jeudi 22 novembre 2007
XXIII.- Où l'on voit quels petits motifs amènent souvent les grandes résolutions.
Publié par jjoa à 10:00
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